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  • : Au collège
  • : Je suis professeur d'histoire-géographie au collège Félix-Djerzinski de Staincy-en-France. Ce métier me rend malade et il fait ma fierté. Avant d'en changer, je dépose ici un modeste témoignage.
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12 juillet 2008 6 12 /07 /juillet /2008 10:30

Premier juillet. Au CDI. Petite remise des prix.

 

Catherine Loiseau, prof d’arts plastiques -Et pour finir, la gagnante de notre concours est… Samira ! (Applaudissements) Nous te félicitons, Samira, pour ton travail, qui est remarquable sur le fond comme sur la forme. Tu as donc gagné ces deux livres et nous espérons qu’ils te plairont. Et pour tous les autres, le moment est venu de s’empiffrer de chips et de fraises tagadas !

Les élèves. –Ouaaaais ! 

Moi, en fendant la ruée. – Catherine, il faut absolument que tu viennes en salle des profs.

Mme Loiseau. –Qu’est-ce qui se passe ?

Moi. –Ils ont affiché la composition des classes de cinquième pour l’an prochain et c’est dramatique.

Mme Loiseau. –Hein ?

Moi. –Ben oui, notre cinquième option Histoire de l’art s’est bien fait saigner. Tu me diras que c’est un peu le cas tous les ans, mais là ! On nous enlève Ganeshkumaar, Samantha et Fatoumata, par contre on nous laisse tous les emmerdeurs, style Kilian, Frédéric, Dilan, etc ; et en plus, on nous en rajoute deux ou trois. Ya tellement de boulets, c’est plus une classe, c’est un arsenal.

Mme Loiseau. –Viens, on peut pas laisser faire. Mais pourquoi, bon Dieu, pourquoi ils nous font ça ?

Moi. –Ah mais c’est assez simple. Les bons élèves ont pris toutes les options qui multipliaient leurs chances de se retrouver dans de bonnes classes ; du coup, on a bien voulu nous les laisser un an, mais maintenant on les regroupe avec les autres germanistes, ou bien on les envoie en classe européenne. Et pour ce qui est des mauvais, ben écoute, je crois que le raisonnement c’est « Oh, de toutes façons la classe de Mme Loiseau et M. Devine, elle est plutôt sympa, ils peuvent bien prendre un affreux en plus, ptêtre même ils réussiront à le calmer. » Pis faut dire aussi que des affreux, hein, y’en a de plus en plus, alors il faut bien les caser quelque part…

Mme Loiseau. -Oui mais le résultat, une fois de plus, c’est que les élèves qui ont demandé à faire cette option en sont écartés et que par contre, on se retrouve avec deux tiers de gamins que ça n’intéresse absolument pas. Vivent les classes à projet ! Quand je pense au mal que je me suis donné pour monter ça quand je suis arrivée au bahut… (Arrivée devant le tableau de répartition des effectifs -où chaque élève est représenté par une fiche cartonnée). –Ah la la la la, mais c’est encore pire que ce que je pensais… Quoi ? Ils veulent nous fourguer Nordine ? En plus de tous ceux qu’on a déjà ? Non mais oh, on est pas l’option combats de rue, non plus ! Et puis on peut pas laisser Dilan et Hind dans la même classe, sinon elles vont recommencer à nous faire chier dès le premier septembre. Ya quoi dans les autres classes, euh…

Moi. –La classe des anglicistes, là, elle a l’air bien tranquille, pas vrai Mme Mondésy ?

Mme Mondésy, prof d’anglais. –Et mais t’es une balance, toi !

Mme Loiseau. –Oh mais c’est vrai Hélène, t’as que des amours dans ta classe !

Mme Mondésy. –Je sais pas, je les ai encore jamais eus.

Mme Loiseau. –Mais moi je les connais bien, regarde… elle elle est trop mignonne, elle c’est une des meilleures élèves que j’aie jamais eues, lui bon, c’est sûr que les fées se sont pas penchées très longtemps sur son berceau, mais y fait des efforts… Allez, steplaît, prends-en un des miens… Tiens, Dilan Yilmaz, une fois séparée de Hind Djelloul elle est à peu près inoffensive. Et en échange je te prends celui-là, là, Houcine.

Moi. –Eh mais dites donc, dans l’affolement tout à l’heure il y a un truc dont je m’étais pas rendu compte. Vous avez vu le nombre d’élèves par classe.

M. Pereira, prof de français, qui attendait son heure en silence. –Eh oui. Il y a au minimum 26 élèves par classe. On aurait pu faire tranquillement une classe supplémentaire et ça aurait bien facilité nos problèmes de répartition.

Mme Loiseau, Mme Mondésy et moi. –Ouah ! 26 élèves !

M. Pereira. –Voilà, merci Darcos, merci Sarko. Je vous avais dit de faire grève, je vous ai dit qu’on aurait dû réagir quand on a connu la DHG. On a rien fait, voilà le résultat.

Mme Loiseau. –Et si on s’était enchaîné aux grilles du collège tu crois qu’on aurait eu quoi en échange ?

Moi. –26 par classe, dans un collège de ZEP classé prévention violence… A 26, tu as la garantie absolue d’avoir au moins trois élèves ingérables dans chaque classe.

Mme Loiseau. –Ben évidemment : en 6° G, cette année, ils n’étaient « que » 24, je peux te dire que des fois tu sortais du cours comme d’un ring !

Moi. –C’est clair que, sauf exception, on va faire de la garderie disciplinaire. Adios le suivi individuel des élèves. Déjà qu’on en faisait pas beaucoup.

M. Pereira, grinçant. –Mais c’est pas grave, ça, Ali. Le suivi individuel, tu le feras pendant tes heures sup’, en cours de soutien, le soir. Parce qu’après avoir passé six heures devant des classes surchargées et ingérables, tu n’auras qu’une envie, c’est de faire une ou deux heures sup’.

M. Le Tallec, prof de sport, déplaçant une fiche du tableau. –Pardon, excusez-moi, eeeet… hop-là.

Mme Loiseau et moi. –Eh mais qu’est-ce tu fais là ?

M. Le Tallec. –Je vous refile un élève. Ne me remerciez pas. Il a été placé dans la classe foot, je sais pas pourquoi, il a raté le test d’aptitude l’an dernier. Alors il ne peut pas venir chez nous. En plus je le connais, c’est un connard de première.

Mme Loiseau. –Tiens, Hélène, prends-le, s’il te plaît.

Mme Mondésy. –Ah non ! Je t’ai déjà pris l’autre folle là, comment elle s’appelle, Dilan Machinchouette.

Mme Loiseau. –Bon, alors ce garçon, je le place là, hein, bien en évidence. S’il y a quelqu’un qui veut faire du social, qu’il le prenne. Mais moi, c’est niet. Non mais franchement, Ali, t’as vu la gueule de cette classe ? J’hallucine ! C’est censé être un truc de prestige, qui draine les bons élèves, et voilà le résultat.

Moi. –Ecoute, quand je regarde la composition de la classe, je me dis que ça peut passer. Evidemment, le niveau sera encore plus faible que cette année, puisqu’on perd pratiquement la moitié des bons élèves. Mais pour ce qui est des cancres… (Je pointe leur fiche du doigt.) Abdallah, Kilian et Frédéric sont des gros sécheurs. Ya pas de raison qu’ils deviennent super-assidus en cinquième. Faudra faire passer un message clair en début d’année, du style « C’est pas la peine de venir si c’est pour nous casser les pieds. » Si tout se passe comme je pense, on ne les verra pratiquement plus à partir de novembre.

Mme Loiseau, à moitié séduite par mon raisonnement. –Ouais, faudra tenir deux mois, quoi.

Moi. –Pour le reste… Hind se calmera peut-être un peu, une fois séparée de sa Dilan chérie. Mohand ne comprend rien à rien mais il n’est pas méchant, et à mon avis il va suivre l’exemple de son grand copain Abdallah. Donc, en fin de compte, on a une classe médiocre et bavarde, c’est clairement pas le rêve de Jules Ferry, mais ça reste du domaine du faisable. Faudrait juste réussir à se débarrasser du nouveau venu, le Nordine, là. (A la cantonade) Qui veut mon Nordine ? Je lui paie le café jusqu’au premier janvier 2009 !

Quelqu’un. –Et le Lexomil, tu le paies aussi ?

M. Sanchez, prof d’histoire-géo. –Puis-je t’interrompre un instant, monsieur le coordinateur des enseignants d’histoire-géo ?

Moi. –Tu puis-je, cher collègue, car j’ai su rester simple malgré le prestige de mes fonctions.

M. Sanchez. –Tu as des nouvelles du remplaçant ?

Moi. –Alors en fait, c’est compliqué. Le rectorat s’est gouré et a affecté deux profs sur le même poste. Au moment où je te parle, on ne sait pas lequel des deux travaillera ici. Ce qui est rigolo, c’est que ces personnes sont toutes les deux de l’académie de Bordeaux. Et très consciencieusement, elles sont toutes les deux venues jusqu’à Staincy pour visiter l’établissement, rencontrer le principal, etc. Eh bien, pour l’une des deux, cette visite n’aura qu’un intérêt purement touristique, puisqu’à la rentrée elle bossera ailleurs. Evidemment, l’aller-retour Bordeaux-Paris en TGV est pour leur pomme.

M. Sanchez. –C’est des néo-titulaires ?

Moi. –Ben évidemment, l’autre, on va tout de même pas nommer des profs chevronnés en Seine-Saint-Denis. -Et toi, tu as des nouvelles du remplacement de Mme Léostic [la principale-adjointe] ?

M. Sanchez. –Ah mais en disant cela tu te places dans une hypothèse optimiste, qui est qu’elle sera remplacée. Ce n’est pas sûr. M. Navarre peut très bien piloter seul l’établissement pendant quelques mois à partir de septembre. Ne fais pas cette tête-là, je ne fais que te répéter ce que j’ai entendu. Bon, l’hypothèse la plus probable est que Mme Léostic sera bel et bien remplacée. Mais par un stagiaire. Or ce stagiaire devra participer à 40 journées de formation dans l’année. Autant dire qu’en plus d’être novice, il ne sera pas souvent là.

Moi. –Total bonheur. -Ooooh, monsieur Puzzou, quel plaisir de vous voir dans notre modeste salle des profs ! Je peux vous dire un mot ?

M. René Puzzou, intendant. –Euh ouais mais vite, y faut que j’aille voir combien y nous manque de chaise dans les salles de classe, hin hin.

Moi. –Voilà, je me suis concerté avec mes collègues profs d’histoire-géo ainsi qu’avec les documentalistes, et nous avons constaté qu’il n’y a plus assez de manuels pour les effectifs prévus en cinquième et en quatrième l’an prochain.

M. Puzzou. –Alors là, je vous arrête tout de suite, hin hin. Non seulement la dotation qu’on a reçue cette année pour l’achat de nouveaux manuels est minable. Mais en plus l’histoire-géo ne fait pas partie des matières prioritaires, hin hin.

Moi. –M. Puzzou, je vais me permettre d’insister. Il ne nous reste pas assez de livres. Ceux qu’on a sont en très mauvais état ; dans certains exemplaires, il manque jusqu’à trente pages. Le changement de programme n’aura pas lieu avant 2010 pour les cinquième et 2011 pour les quatrième. C’est totalement impossible de tenir jusque là. Ou alors, on fera des milliers de photocopies et vous allez nous engueuler parce qu’on fait exploser la facture de papier et qu’il faut remplacer le toner tous les dix jours.

M. Puzzou. –Qu’est-ce vous voulez je vous dise, les caisses sont vides, hin hin.

Moi. –Mais c’est pas possible de bosser dans des conditions pareilles. J’en ai marre. Je démissionne.

M. Pereira. –Et voilà. Un fonctionnaire en moins.

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9 juillet 2008 3 09 /07 /juillet /2008 23:21

C’était le 27 juin 2008 dans l'après-midi. Le temps était maussade sur l'Île-de-France.

 

Au dos du formulaire de remboursement des frais de déplacement, ils me demandaient

" mes nom et prénom (qui figuraient au verso, imprimés par leurs soins),

& mon adresse professionnelle (c'est-à-dire celle à laquelle ils m’avaient fait parvenir cette paperasse),

' mon emploi et mon grade (déterminés par eux),

7 mon NUMEN (établi par eux),

M mon adresse personnelle ainsi que P mon numéro de téléphone fixe, 6 mon numéro de téléphone portable et F mon adresse mèl (qu’ils n’utiliseraient évidemment pas puisque, l’an dernier, ils avaient trouvé une anomalie dans mon dossier et l’avaient tout simplement renvoyé au collège, où je l’avais retrouvé dans mon casier le 3 septembre, avec la mention : « à nous faire parvenir complété avant le 15 juillet. Au-delà de cette date, vos frais de déplacement ne vous seront plus remboursés »). Je devais également préciser C mon numéro de sécurité sociale et joindre A deux relevés d’identité bancaire que ne pouvaient EN AUCUN CAS M N remplacer des chèques barrés. Le tout pour un virement qui, d’après mes calculs, restera largement inférieur à dix euros L. S’il a lieu.

Le RER traversait la banlieue nord-ouest en direction d’Epinay-sur-Seine, où je devais me rendre au collège Eisenstein pour corriger des copies du brevet (ouais !), et en observant le paysage gris et laid, à peine rehaussé ça et là par les carrosseries multicolores d’une casse auto, je rêvais d’une carrière bureaucratique, avec des horaires fixes, zéro élève, zéro copie, et la perspective d’une impunité absolue au cas où, comme c’est probable, je me laisserais glisser avec délices vers le plus parfait jmenfoutisme. Je me rappelle vivement mon premier et à ce jour unique passage au rectorat. Je venais d’être appelé à exercer mes fonctions de professeur d’histoire au pays des voitures brûlées, des tournantes et des rappeurs antifrançais et, au comble de l’inquiétude, je m’étais rendu à Créteil pour énoncer mes dernières volontés et me faire expliquer quelques bizarreries de mon cas. La personne que leur courrier indiquait comme la gestionnaire de mon dossier était en congé de longue maladie ; sa remplaçante n’était pas présente ce jour-là ; du coup, c’est une vieille dame –lunettes à triple foyer et grosses articulations arthritiques- qui, s’étant apitoyée sur mon visage de victime et ma longue attente dans le couloir, avait fini par me prendre en charge. Elle était très gentille mais ne savait pas se servir d’un ordinateur. Elle notait tout sur de petits bouts de papier et son bureau ressemblait plutôt à un atelier de cadavres exquis qu’au desk ultrafonctionnel d’une fonctionnaire 2.0. Elle était gentille mais avait de gros boutons velus sur le visage, et en la regardant ma réflexion s’était irrémédiablement bloquée sur le mot « poireau ». De toute façon, son discours à mon égard se limitait au constat stoïcien que « ça aurait pu être pire, j’aurais pu être TZR dans le 77. » J’étais ressorti du rectorat en me disant qu’avec une pareille intendance, le petit soldat de la République pouvait partir au front tranquillou pépère.

 

C’était la troisième fois que j'allais à Epinay-sur-Seine, et je n’en connaissais que le trajet qui mène de la station de RER au collège Eisenstein. Je veux dire cependant que cette portion du territoire spinassien n’est pas faite pour aiguiser la curiosité du promeneur, fût-il professeur d’histoire-géographie : c’est l’un de ces lieux où l’occupation humaine est attestée depuis 3.000 ans et où aucun bâtiment n’en a plus de quarante. Les barres sont peintes de fresques moches, œuvres de djeunz subventionnés du crû ; elles semblent revendiquer avec une puissance obscène leur écrasement de tout passé. Et il y en a encore pour dire que la France est le plus beau pays du monde. C’était peut-être vrai quand on a commencé à construire ces murs ; les architectes et les donneurs d’ordre de cette époque ont dû penser, le pays est tellement beau qu’il peut bien supporter un peu de laideur. Et maintenant la laideur couvre cent fois plus de surface que tous les vestiges de l’ancienne beauté.   

Au collège, spectacle surprenant : des élèves mis à la porte pour libérer les locaux affectés à la correction des copies du brevet escaladaient les grilles, apparemment pour entrer en fraude dans leur propre établissement. Le concierge regardait la chose d’un œil blasé, rêvant à d’autres choses –peut-être électrifiées.

 

Mes collègues de Djerzinski, et d’autres venus d’établissements voisins, étaient déjà rassemblés dans le réfectoire du collège. Ils s’ennuyaient poliment en attendant que les choses commencent. J’ai dit, en guise de bonjour : « Well, life is life. » Ils m’ont répondu : « Lala lalala. » J’ai ajouté : « J’espère que cette fois-ci ils ont pensé à imprimer suffisamment d’énoncés pour nous. » L’année dernière en effet, on nous avait distribué le corrigé, mais pas les sujets correspondants, ce qui fait que nous avions travaillé, en quelque sorte, à l’aveugle. (Enfin j’exagère un peu : nous avions un énoncé pour six, grâce à l’ingéniosité d’un collègue qui était allé récupérer des feuilles dans une poubelle.) Un peu nerveux, nous nous sommes donc levés et avons cherché, aux quatre coins de la salle, une pile de sujets. Et ce qui montre que l’être humain en général et la fonction publique en particulier sont susceptibles de s’améliorer constamment si on leur fait des remarques constructives, c’est que cette fois, il y avait des sujets. Pas suffisamment, mais enfin on en avait plus que la dernière fois : deux, peut-être trois pour six.

Munis de ce matériel pédagogique, nous avons commencé, mes collègues et moi, à éplucher les consignes écrites. Et M. Jarreau a dit : « le premier qui trouve l’expression ‘valorisation des réponses des élèves’ a gagné. » « J’ai gagné » a répondu M. Sanchez une seconde et demie plus tard, en pointant le haut de la page 2, où les correcteurs étaient invités à donner des points supplémentaires aux élèves dont les copies comporteraient des connaissances. Il y a en effet, c’est difficile à expliquer mais c’est comme ça, des élèves qui, au terme de leurs quatre années de collège, ont des connaissances. Et ça c’est bien. Alors on leur donne des points. Mais bon, qu’on se rassure, il est aussi tout à fait possible d’obtenir son brevet sans la moindre connaissance. Les questions dont la réponse se trouve dans les documents valent au moins 30 points sur 40.

(Et je ne veux même pas parler de questions retorses, de réponses qu’il faudrait longuement chercher dans un fatras de fausses pistes. Exemple avec la première question du sujet d’histoire de cette année :


Or le document 1 était une carte dont la légende comportait notamment ce détail :


Dans mon collège pourtant, comme dans beaucoup d’autres collèges de ZEP, le taux de réussite devrait cette année encore tourner autour de 50 %. Pourquoi ? Comme enseignant et correcteur, je crois pouvoir attribuer l’échec de tant de candidats aux raisons suivantes :

-Ils ne comprennent pas ce qu’ils lisent (textes, consignes et questions) ;

-Ils s’expriment à l’écrit de façon incompréhensible ;

-Ils ont été rebutés par les documents (des photos en noir et blanc et des textes dont aucun ne dépasse douze lignes) et ont tenté de répondre aux questions sans s’appuyer sur ces béquilles ;

-Ils ne se sont pas présentés à une ou plusieurs épreuves. 

Ce sont donc des problèmes sur lesquels nous, professeurs d’histoire, nous n’avons aucune prise. Et encore beaucoup moins lors de l’évaluation finale que constitue le brevet des collèges. Ce qui fait qu’on se demande en quoi consiste au juste notre métier.)

 

« Bon, on fait comme l’an dernier ? » a proposé Monsieur Sanchez. « Qu’est-ce que vous aviez fait l’an dernier ? » a demandé Monsieur Le Gall. « Ah, mais c’est vrai que t’étais pas là ! a répondu M. Sanchez. Ben l’année dernière, pour gagner du temps, et vu que le brevet c’est une vaste foutaise, on avait mis entre 15 et 25/40 au pif à tous les élèves, en considérant que ça ne lésait que très peu de candidats et que comme ça on répondait en plus aux vœux de la hiérarchie. Et après on avait un peu joué aux cartes, et au bout d’une heure un quart on était rentré chez nous. –Ah ouais, tu te souviens la gueule que tirait le mec à qui on a rendu nos copies ! a relancé M. Jarreau. –Et comment ! a truculé M. Sanchez. Y nous a dit, ‘Ben dites donc, vous avez été drôlement rapides’, et moi jlui ai rétorqué dans sa face, ‘Qu’est-ce tu crois gamin, on est des vrais pros nous, pas des rigolos de TZR néo-tits’. » Et nous pouffâmes en repensant à la tête qu’avait tirée le préposé au ramassage des copies, un rigolo de TZR néo-tit’. « Oh bah on peut pas faire ça, qu’il a répliqué Le Gall, ça me paraît pas éthique. –Poil au steak-frites ! a répondu M. Sanchez. Et nous faire venir un vendredi après-midi à Epinay pour remonter au treuil la note d’élèves analphabètes, ça te paraît éthique ? C’est contraire à la convention de Geneviève, oui ! » Mais leur intéressant débat a été interrompu par les premiers mots de Brevet-man.

 

Brevet-man est un prof en costume (mais sans cravate) qui, d’après ce que j’ai compris, s’est occupé de suivre tout le procès du brevet des collèges, de la détermination des sujets jusqu’à la correction des copies –et c’est encore lui sans doute qui gère les mystérieuses « sous-commissions » où, après avoir constaté le caractère dramatique des résultats, on se creuse la cervelle pour savoir comment on pourrait les édulcorer. Il est tout mièvre et tout mielleux, enfin je suis terriblement injuste de le juger ainsi alors que je ne le vois que dix minutes tous les ans mais je me dis que c’est typiquement le genre d’individu dont le système se sert pour graisser ses rouages contrefaits. Et donc Brevet-man a commencé son laïus habituel, avec pour idées-force

1)      c’est vrai, les sujets sont faibles et pleins d’erreurs, mais il ne faut pas en vouloir aux concepteurs, d’autant que cette année, pour des raisons d’économie, le travail a été sous-traité à un cabinet de school ingeneering basé au Vietnam, donc un peu d’indulgence ;

2)      c’est vrai aussi, la plupart des copies sont en dessous de tout, mais puisque nous sommes réunis dans cette bonne ville d’Epinay-sur-Seine dont le nom même évoque tant de belles choses aux démocrates que vous êtes certainement, le moment n’est-il pas venu de nous souvenir du versant social de notre mission ? Donc un peu d’indulgence.

De toute façon, je ne l’écoutais pas vraiment : je m’étais absorbé dans l’examen de la partie du brevet dite des « repères », la seule qui requière quelques acquis chez les candidats. Le ministère estime en effet que, dans le cadre de la formation de la culture humaniste de nos jeunes, ceux-ci doivent être capables à la fin de l’année de troisième de dater une vingtaine d’évènements majeurs de l’histoire de l’humanité et de situer sur le planisphère quelques pays ainsi que les principaux fleuves, les plus hautes montagnes, etc. Cela paraît simple ; mais tourné en langue pédagogue, voilà ce que ça donne :

« Du 5 au 14 juillet 2008, sur les quais du port de Rouen, on pourra assister à l’Armada qui regroupe les plus grands voiliers du monde.

Localisez sur la carte les pays d’origine de ces bateaux.

 

 

Nom des voiliers

Pays d’origine à localiser

Amerigo Vespucci

Italie

L’Iskra

Pologne

Le Tenacious

Royaume-Uni

 

« On ne peut pas leur demander tout simplement, ‘place l’Italie, la Pologne et le Royaume-Uni sur la carte’ ? demandai-je à M. Jarreau.

-Tu n’y penses pas ! Il faut toujours contextualiser les connaissances. Sinon, c’est du par-cœur. Et le par-cœur, c’est… ?

-Mal, répondis-je.

-C’est bien, tu progresses », m’encouragea M. Jarreau du haut de son expertise.

 

Alors que je repensai à cette faute commise par le défenseur néerlandais Ooijer en pleine surface de réparation lors du match France – Pays-bas et qui, si elle avait été sifflée, aurait profondément modifié le parcours de notre belle équipe nationale de football lors de l’Euro, un intrus vint interrompre les explications de Brevet-man pour demander : « Est-ce que M. Devine est là ? –Oui, c’est moi. » J’étais sur la défensive, prêt à tout contester avec acharnement ; en cela la fréquentation de mes élèves a été très formatrice. L’homme était beau et négligé, mais je l’ai trouvé plus négligé que beau quand il s’est approché de moi pour me dire : « J’avais deviné que vous étiez monsieur Devine. » Et il souriait de son jeu de mot. Je lui ai tout de même serré la main, mais avec une expression qui signifiait : « Qu’as-tu à me dire, toi que la rudesse de notre métier a manifestement usé avant l’âge ? » Il a lâché : « Vous avez été désigné pour corriger avec moi les copies des troisième technologique.

–Il doit y avoir une erreur. Je n’ai pas de troisième technologique parmi mes élèves. D’ailleurs je ne savais même pas qu’il existait une troisième technologique.

–D’après ce que je sais, vous n’avez de toute façon pas de troisième du tout ?

–Non, c’est vrai.

–Alors quelle différence ça peut bien faire ? »

Vaincu par cet argument, je l’ai suivi. J’avais peur de m’être fait avoir, mais j’ai rapidement compris qu’en fait j’avais réalisé une très bonne affaire. Quel que soit en effet le programme de la troisième technologique, il est patent que les élèves qui y sont inscrits sont encore beaucoup plus faibles que les troisième lambda. Sur les 70 copies que le Beau négligé et moi-même devions nous partager, un tiers environ était des copies blanches, et un autre tiers ne valait guère mieux. Voici, de mémoire (je n’ai malheureusement pas pu prendre de notes), le meilleur paragraphe argumenté sur le thème du « peuplement de la France » :

« Les habitants de la France vivent principalement dans des grandes villes comme Paris, Lyon, Lille. Ailleurs, c’est la campagne. La campagne sombre dans le calme, il n’y a pas de travail, pas d’animation, pas de commerce comme Lidl, rien. Je pense que les habitants de la ville devraient aller plus souvent à la campagne pour les aider à se sortir un peu de leur calme, et aussi pour apprendre à connaître d’autres cultures. Et dans les grandes villes il y a aussi Marseille (allez l’OM lol). »

« Qu’est-ce que ça donne ? m’a demandé mon camarade de correction.

-D’après ce que je comprends, le barème a été conçu de telle sorte que ceux qui ont essayé de répondre à toutes les questions ont forcément la moyenne.

-Oui, c’est exactement ça » a-t-il confirmé. Une sorte d’énorme prime à la bonne volonté. Pourquoi pas, après tout.

 

Les lauréats se réjouiront d’avoir décroché ce premier diplôme, billet de fausse monnaie que tout le monde feint de croire authentique. Les instances, les spécialistes se réjouiront de la montée continuelle du niveau des acquis scolaires. Le rectorat de Créteil se félicitera d’une organisation impeccable. Les professeurs partiront en vacances en se disant qu’à ce stade, tout ce qu’ils veulent est du repos et la possibilité de penser à autre chose. Sur le quai de la station d’Epinay, une jeune femme portait avec une beauté arrogante sa minijupe et ses talons hauts. Mais un imbécile en manque l’a harcelée jusqu’à l’arrivée du train.

 

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4 juillet 2008 5 04 /07 /juillet /2008 21:50

Vu au journal de France 2 ce midi, dans le reportage-marronnier sur les résultats du bac. Deux lolottes explosent de joie après avoir lu leurs noms sur la liste des reçus :

"TROIS ANS A RIEN FOUTRE ET ON L'A !"

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3 juillet 2008 4 03 /07 /juillet /2008 15:32

La réserve est une petite pièce que se partagent les professeurs d’histoire-géographie et de français. Les premiers y déposent cartes et revues, les seconds y stockent les romans qu’ils achètent par série de 25 pour les faire lire à leurs classes. Je me suis attardé aujourd’hui dans la pièce, parce que j’avais du rangement à y faire (et aussi parce que j’aime son air poussiéreux et solitaire) ; et je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un coup d’œil sur les bouquins choisis par mes collègues. Parmi eux, mon attention a été particulièrement attirée par :

 

Annie Jay, A la poursuite d’Olympe, Le livre de poche jeunesse. Quatrième de couverture : « A Paris, en 1683, une fille qui choisit la liberté, ça ne se voit pas tous les jours. Fuir le couvent, les sombres intrigues de la cour de Louis XIV et devenir femme du peuple, cela ne se fait pas. Et pourquoi pas ? Pour Olympe, ce n’est que le début de l’aventure. » A côté figure un autre résumé, en petits caractères : « Au 17e siècle, une jeune fille de la noblesse ne peut sortir de sa condition et bouleverse les conventions. Seule la littérature et le talent d’Annie Jay le permettent. »

 

Olaudah Equiano (adaptation d’Ann Cameron), Le prince esclave (une histoire vraie), Rageot éditeur. « Fils d’un roi africain, Olaudah est enlevé à l’âge de onze ans par des trafiquants d’esclaves. Il découvre la souffrance et les privations sur les navires de guerre et dans les plantations, au service de différents maîtres qui l’achètent et le revendent sans scrupules. Mais Olaudah est bien décidé à reprendre le contrôle de son destin. Au bout du voyage, il y a peut-être la liberté… »

 

Roald Dahl, Matilda, Folio Junior. « A l’âge de cinq ans, Matilda sait lire et a dévoré tous les classiques de la littérature. Pourtant, son existence est loin d’être facile, entre une mère indifférente, abrutie par la télévision et un père d’une franche malhonnêteté. Sans oublier Mlle Legourdin, la directrice de l’école, personnage redoutable qui voue à tous les enfants une haine implacable… »

 

Christian Grenier, Virus L. I. V. 3 ou la mort des livres, Le livre de poche jeunesse. « Le gouvernement des Lettrés a interdit les écrans et promu la lecture obligatoire. Face à cette tyrannie, les Zappeurs se révoltent : ces jeunes des banlieues, adeptes de l’image, propagent un virus qui efface les mots à mesure qu’ils sont lus. Seule Allis est capable d’identifier l’inventeur du virus et de trouver un antidote… »

 

Jules Vallès, L’enfant (extraits), Garnier Flammarion, Etonnants classiques. « Jacques Vingtras est un enfant du XIXe siècle. Fougueux et turbulent, il est souvent malheureux au collège et incompris par ses parents. » Dans le chapitre « Au collège » : « Il donnait, comme tous les collèges, comme toutes les prisons, sur une rue obscure (…) le collège moisit, sue l’ennui et pue l’encre ; les gens qui entrent, ceux qui sortent, éteignent leur regard, leur voix, leur pas, pour ne pas blesser la discipline, troubler le silence, déranger l’étude.

Quelle odeur de vieux !... »

 

Jacques Prévert, Paroles, Folio plus Classiques. Le plus mauvais poète du XXe siècle, coupable de calembours dont Pierre Dac aurait eu honte, est sans doute repêché en raison de son antimilitarisme et de sa haine forcenée de la religion chrétienne.

 

Emile Zola, Au bonheur des dames, Folio classique. « (…) L’exploit du romancier est d’avoir transformé un épisode de notre histoire économique en aventure romanesque et en intrigue amoureuse. Rien d’idyllique pourtant : le magasin est construit sur un cadavre ensanglanté, et l’argent corrompt tout. Pour Zola, la réussite du grand magasin s’explique par la vanité des bourgeoises et le règne du paraître. (…) »

 

Hans Peter Richter, Mon ami Frédéric, Hachette Jeunesse. « En Allemagne, avant la guerre, deux enfants sont inséparables. L’un d’eux s’appelle Frédéric. Il est Juif. Mais lorsqu’Hitler prend le pouvoir, en 1933, il a décidé que les Juifs n’ont pas le droit de vivre : on les insulte, on les chasse, et bientôt Frédéric est renvoyé de l’école… »

 

Victor Hugo, Claude Gueux, Magnard Classiques et contemporains. « Récit court, percutant, Claude Gueux a pour origine un fait divers réel que Victor Hugo transforme en plaidoyer universel. Les élèves trouveront dans cet ouvrage matière à réflexion sur la peine de mort, bien sûr, mais aussi sur les thèmes de la responsabilité, de la dignité, du châtiment...

Ils pourront, grâce au questionnaire, varier leur point de vue (!) et développer leur capacité d’analyse et de raisonnement. »

 

Didier Daeninckx, Cannibale, Magnard Classiques et contemporains. « Gocéné, le vieux Kanak, a vu beaucoup de choses. Mais il y en a une, plus surprenante que les autres, dont le souvenir le ramène à Paris, en 1931, l’année où les siens furent échangés contre des animaux. On était à la veille de l’inauguration de l’Exposition coloniale et tous les crocodiles du marigot venaient de mourir… Que faire ? Pourquoi ne pas troquer des ‘cannibales’ fraîchement arrivés de Nouvelle-Calédonie contre des reptiles croupissant au fond d’un cirque allemand ?

Didier Daeninckx est connu des collégiens et des lycéens : ses romans savent fouiller l’histoire contemporaine pour y découvrir des épisodes pleins de noirceur et les mêler au suspense. Cannibale, écrit à partir d’un fait divers réel, leur permettra d’aborder les thèmes du colonialisme et de la discrimination raciale, à travers l’histoire méconnue du peuple kanak. (…) »

 

Kressman Taylor, Inconnu à cette adresse, Hachette jeunesse. « Mon cher Max… Mon cher Martin… Du 12 novembre 1932 au 18 mars 1934, entre l’Allemagne et les Etats-Unis, deux amis s’écrivent. Max, l’Américain, parle de sa solitude depuis le départ de son ami ; Martin, l’Allemand, lui raconte sa nouvelle vie dans une Allemagne qu’il peine à reconnaître tant elle est défigurée par la misère. Au fil des lettres, inexorablement, Martin et Max s’éloignent l’un de l’autre. D’autant que Max est juif… »

 

Paroles de poilus, Librio. « Des mots déchirants, qui devraient inciter les générations futures au devoir de mémoire, au devoir de vigilance comme au devoir d’humanité… »

 

Frank Pavloff, Matin brun, Cheyne. « Charlie et son copain vivent une époque trouble, celle de la montée d’un régime politique extrême.

Dans la vie, ils vont d’une façon bien ordinaire : entre bière et belote. Ni des héros ni des purs salauds. Simplement, pour éviter les ennuis, ils détournent les yeux.

Sait-on assez où risquent de nous mener collectivement les petites lâchetés de chacun d’entre nous ? »

 

Daniel Pennac, Kamo, l’agence Babel, Folio junior. Incipit : « Trois sur vingt en anglais ! La mère de Kamo jetait le carnet de notes sur la toile cirée.

-Tu es content de toi ?

Elle le jetait parfois si violemment que Kamo faisait un bond pour éviter le café renversé.

-Mais j’ai eu dix-huit en histoire !

Elle épongeait le café d’un geste circulaire et une seconde tasse fumait aussitôt sous le nez de son fils.

-Tu pourrais bien avoir vingt-cinq sur vingt en histoire, ça ne me ferait pas avaler ton trois en anglais !

C’était leur sujet de dispute favori. Kamo savait se défendre.

-Est-ce que je te demande pourquoi tu t’es fait virer de chez Antibio-pool ?

Antibio-pool, respectable laboratoire pharmaceutique, était le dernier employeur de sa mère. Elle y avait tenu dix jours mais avait fini par expliquer à la clientèle que 95 % des médicaments qu’on y faisait étaient bidon et les 5 % restants vendus dix fois trop cher. »

Fort heureusement, la mère de Kamo retrouve dès la page suivante un emploi dans « un organisme international » (les entreprises françaises, c’est trop beurk) qui s’occupe d’« échanges culturels ». Et du coup elle travaille même de fort bon gré le soir et le dimanche.  

 

Paroles d’étoiles, Librio, 2002. En ouverture (pages 13-14) : « Il suffirait de presque rien pour que le cauchemar renaisse…

Il suffirait de l’indifférence ou de la vindicte d’un peuple, acculé par l’adversité, accablé par la guerre, le chômage, les privations, la disette et la violence, et qui préférerait étouffer son esprit de résistance et son histoire de liberté pour cultiver l’illusion d’une paix incertaine et soumise. Il suffirait de la sempiternelle lâcheté des hommes de cabinet, de cour et de pouvoir, toujours prêts à vendre leur âme pour entretenir et conserver le privilège de leur rang, la trajectoire de leur carrière, le mirage de leur nom ou de leur position sociale… Il suffirait de cet esprit de compromission, de démission, de consensus et de concessions qui caractérise les démocraties fatiguées… Il suffirait d’un moment d’égarement pour que le peuple n’hésite pas à sacrifier ses marges et ses minorités pour sauver l’essentiel de sa torpeur et de sa tranquillité…

Il serait alors si facile de trouver des coupables et de les accuser de tous les maux… Il serait si facile de classer les hommes et les femmes selon les critères de sexe, de nationalité, de norme, de ‘race’ ou de religion…Il serait si facile de considérer les retraités et les vieillards comme des nantis, comme des privilégiés, comme une espèce parasite stérile et nuisible dont il faudrait accélérer la disparition… 

Alors les enfants d’hier, les enfants du silence, ceux qui n’ont jamais vraiment connu l’enfance, ceux qui virent leur père, leur mère, leurs frères, leurs sœurs, leurs oncles, leurs tantes, leurs cousins, leurs grands-parents, leurs amis partir pour un voyage sans retour, ceux qui ont atteint aujourd’hui un âge que leurs parents n’ont jamais atteint et qui pourrait leur permettre d’être les parents de leurs parents, alors, ces enfants du silence feraient entendre leurs voix ; ils prendraient la parole pour dire aux générations présentes et futures ce qu’ils ont longtemps caché sous le poids de leur souvenir et de leurs souffrances. Ils évoqueraient ce tatouage indélébile, ce matricule qui n’a jamais marqué leur poignet, mais qui s’est inscrit dans leur tête sans qu’ils puissent jamais le décoder… »

 

Michel Quint, Effroyables jardins, Folio. Avant-dernière page du livre : « Demain, ce sont les heures ultimes du procès d’un type honorable [Maurice Papon], à en croire certains emmédaillés, bien qu’il ait commis, çà et là, sous une autorité autoproclamée ‘gouvernement de l’Etat français’, durant les balbutiements d’une carrière qui commençait au secrétariat de la préfecture de Bordeaux et deviendrait celle d’un grand commis de l’Etat, quelques crimes, mais si fugaces à dire le vrai, si involontaires et si tôt regrettés ! Mais tout de même des crimes contre l’humanité… Parce que Vichy a eu lieu, parce que les parenthèses n’existent pas dans l’Histoire, que l’humanité profonde, la dignité, la conformité au bien moral échappent au droit, à la légalité ! Il me semble ainsi que ce train m’emporte au procès d’un ogre et d’un monstre. Et qu’il est de mon devoir de t’y représenter, papa, ainsi que Gaston, Nicole, Bernd et les autres, ces ombres douloureuses, d’où qu’elles soient, parce que cet homme-là, qui tente de faire de son procès une mascarade, qui joue les pitoyables pitres, aucun des ennemis d’alors ne fut pire et beaucoup d’entre eux l’auraient haï de trahir toute dignité. »

 

Andrée Chedid, Le message, Garnier Flammarion, Etonnants classiques. « D’une écriture sèche et brûlante, Andrée Chedid (…) scande l’agonie de la guerre, qui fait gémir les corps et sépare les amants. »

 

Bien sûr, on trouve aussi l’Odyssée, Chrétien de Troyes, le Bourgeois gentilhomme et le colonel Chabert dans la réserve –sans parler de brûlots racistes comme Ali Baba et les quarante voleurs ou Dix petits nègres. Nos collègues, par ailleurs, ne sont pas complètement libres et ils obéissent à des instructions officielles qui établissent une progression conjointe en histoire et en français, ce qui explique qu’on parle de la traite des Noirs en quatrième et de la Shoah en troisième. Mais je suis tout de même surpris par le caractère engagé des lectures préconisées. Mon souvenir d’adolescent est que les œuvres à message sont souvent d’un ennui mortel, a fortiori si elles ont été écrites par un contemporain. Et je m’étonne de ne trouver dans la liste aucun roman de Stevenson, de Jules Verne, d’Alexandre Dumas. A mon avis, dans la balance du plaisir romanesque, cinq pages du Maître de Ballantrae pèsent bien plus que l’ensemble des ouvrages énumérés ci-dessus. En plus, ici, quel credo veut-on faire passer ? Primo, une forme de sagesse gentillette basée sur le pénible et omniprésent devoir de mémoire : la guerre, ça fait beaucoup de victimes, la peine de mort pareil, le racisme, oh la la, et si la deuxième guerre mondiale devait se reproduire un jour, ne dénoncez pas les Juifs, cachez-les plutôt. Bien. Secundo, un message politique de gauche : rejet de l’extrême-droite-et-de-son-discours-de-haine-et-d’exclusion, méfiance maximale -pour ne pas dire plus- face aux mécanismes de l’économie capitaliste, dégoût envers les religions et plus particulièrement le christianisme, etc. Et la laïcité ? N’est-ce pas aussi une injonction à la neutralité politique de l’enseignement ? Tertio, et c’est le plus grave, on trouve dans beaucoup des livres cités une hostilité plus ou moins avouée envers les institutions, quelles qu’elles soient : ce ne sont pas seulement l’Eglise ou l’armée, mais l’Etat, l’école, la famille qui sont présentés comme autant de molochs broyant impitoyablement les individus. Chacun est libre de croire qu'ils le sont, mais je trouve ennuyeux que des fonctionnaires enseignent cela. Je ne réclame pas qu’on en revienne à la littérature scolaire de la troisième République, mais il me paraît patent qu’on est allé trop loin dans la direction opposée.

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29 juin 2008 7 29 /06 /juin /2008 01:26

Les conseils de classe sont passés, les manuels ont été rendus. Très peu d’élèves continuent de venir au collège. J’ai prévenu que je continuerai de faire cours aussi longtemps que possible, en espérant que cela découragerait ceux qui ne viennent que pour jouer aux cartes ou voir des films. Voici ma classe de quatrième : seules quatre filles se présentent. Elles s’assoient aux deux premiers rangs, et quand je leur annonce que nous allons étudier la colonisation du continent africain, elles me demandent : « Vous êtes sérieux, là ? » Mais oui, tout à fait sérieux. Alors que je m’apprête à une pénible négociation, on frappe à la porte. Ce sont cinq petits élèves de sixième. « Msieu, on n’a pas cours, on peut venir avec vous ? » Mais avec plaisir. Ils entrent. Et en plus, ils réclament des photocopies, pour pouvoir suivre ! Ils s’intéressent, ils participent. Il n’y aura pas d’évaluation, pas de leçon à écrire dans le cahier à la fin de l’heure ; je ne demande pour mes explications aucune autre contrepartie que leur écoute, et cette situation inédite leur plaît. C’est le pur plaisir de l’excursus. Ils sont à la fois plus détendus et plus concentrés et paraissent tout comprendre du premier coup. Au premier rang, en revanche, les filles de quatrième boudent. Le dynamisme de leurs cadets les exaspère. Elles étaient venues pour me souhaiter bonnes vacances et me faire la bise ; elles repartent agacées.

 

Le 26, Catherine et moi organisons une sortie au Louvre. 13 élèves sur 24 se présentent, ce qui n’est pas mal du tout si on considère qu’aucune sanction n’est plus possible contre les absentéistes et qu’ils le savent. Je suis, comme toutes les fois précédentes, frappé par leur calme et leur respect des lieux que nous traversons. En quatre heures, nous n’aurons à disputer qu’un seul élève, coupable d’une bousculade dans le métro. Et à la fin de notre visite du département d’art grec, la plupart savent expliquer la différence entre les sculptures archaïques, classiques et hellénistiques.  

 

Quelques appréciations des bulletins du troisième trimestre de mes élèves de sixième.

* Sara (3,9 de moyenne) Sara est calme et attentive en classe ; elle fait sérieusement le travail demandé. Mais elle n'y arrive pas. C'est sans doute à cause d'un problème linguistique. Elle doit, le plus tôt possible, recevoir de l'aide pour améliorer son niveau en français.

* Natasha (8,2) La fin du trimestre a été très encourageante. Natasha a participé au cours avec beaucoup de pertinence, elle a enchaîné trois notes au-dessus de la moyenne, et a paru sincèrement intéressée par les sujets abordés. J'espère qu'elle aura conservé les mêmes dispositions l'an prochain.

* Mike (10,5) Par rapport au deuxième trimestre, Mike a bien rétabli la situation. L'histoire-géographie semble l'intéresser. En travaillant régulièrement et en se concentrant pendant les cours, je suis sûr qu'il peut obtenir de très bons résultats en cinquième.

* Morgane (15,8) La moyenne progresse de cinq points par rapport au deuxième trimestre ! Morgane doit ces progrès à sa persévérance et son sérieux. J'espère qu'elle fera aussi bien en cinquième.

* Enzo (16,1) Très bon trimestre. Enzo a semblé très intéressé par les sujets abordés, il a énormément participé au cours, a montré d'intéressantes connaissances personnelles, et m'a rendu de très bonnes copies. Il devra commencer l'année prochaine comme il a terminé celle-ci.

Et enfin :
* Ganeshkumaar (19,9) Merci d'avoir été mon élève.

 

 

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 00:58

« Ça m'énerve qu'on parle autant du film avant sa sortie. » François Bégaudeau, Ouest France, 30 mai 2008.

 

A contretemps...


L’an dernier, un collègue m’a prêté Entre les murs. Il m’a recommandé sa lecture dans les termes suivants : « Je ne me suis pas senti trahi. » Moi non plus, je ne me suis pas senti trahi ; par contre, qu’est-ce que je me suis fait chier ! J’ai rarement mis autant de temps à venir à bout d’un livre aussi mince (271 pages, grands caractères, beaucoup de dialogues et de sauts de ligne). Cet ennui provenait en partie du fait que Bégaudeau évoquait une expérience professionnelle qui ressemblait à la mienne et dont, avec une honnêteté que comme lecteur j’ai trouvé bien rigide, il ne se privait pas de souligner la part de terne routine, répétition indéfinie des mêmes faits, des mêmes mots.
Mais mon peu d’enthousiasme tenait aussi à ses partis pris d’écriture. Fidèle à son projet de restituer, au ras du réel, le quotidien d’une classe, en s’abstenant de toute fioriture et de tout commentaire, il se refusait à évoquer son environnement et même, de façon plus générale, à fournir aucun détail concret (hormis les inscriptions lisibles sur les sweat-shirts des filles) : je ne pouvais me faire pratiquement aucune idée de ce à quoi pouvaient bien ressembler le collège ou la salle de classe qui servaient de cadre à tous les faits relatés, je ne voyais pas les visages ni les corps de ces adolescents pour qui Bégaudeau témoignait par ailleurs de la plus totale sollicitude, je n’avais pas le plus petit indice sur la personne du narrateur, etc. Si bien que les situations et les faits rapportés me paraissaient flotter dans une sorte d’éther. Le concentré de vécu que l’auteur avait voulu nous livrer me paraissait fortement dilué de rien, et cette dilution annihilait pour moi l’aspect documentaire qui était censé constituer le point fort de l’ouvrage, aux dires de l’intéressé lui-même et d’une critique enthousiaste. Je ne comprenais pas comment on pouvait évoquer de cette façon une profession dont les praticiens sont en permanence agressés par un réel dense et bruyant. Bien sûr, il serait imbécile d’exiger de Bégaudeau qu’il relève le défi d’un projet littéraire qui n’est pas le sien, de réclamer de lui des descriptions balzaciennes de la peinture craquelée et du néon qui clignote au-dessus de son tableau vert poussiéreux. Bégaudeau a, je crois, respecté de façon scrupuleuse la feuille de route qu’il s’est définie. Le problème est que celle-ci ne mène nulle part. Son projet n’est pas intéressant.
J’entendais aussi qu’il y avait dans Entre les murs un « travail sur le langage », mais je n’arrivais pas à comprendre en quoi consistait ce travail. S’il s’agissait de relever que les enfants des milieux populaires parlent une langue différente de celle de leurs enseignants, une langue laide mais efficace car réduite à peu de choses près à la fonction phatique d’un cri, on était assez loin, à mon sens, d’une découverte sensationnelle. Bref, j’avais rendu le livre à son propriétaire en le remerciant poliment, et un peu plus tard, c’est sans surprise excessive que je l’avais vu recueillir le prix France Inter – Télérama – Le Nouvel Obs – Radio Nova – Les Inrocks – Paris Première – On vit dans le cinquième et on vous emmerde. A ces grands consommateurs d’autofiction, une dose même très faible de réalité avait fait l’effet d’un shoot de première force. Normal.

La véritable surprise était venue, pour moi, du projet annoncé d’adapter Entre les murs au cinéma. Comment vont-ils bien pouvoir faire ? me demandais-je. Je n’aurais pas dû me poser ces questions. François Bégaudeau est chroniqueur aux Cahiers du cinéma. Dès septembre 2006 il avait déclaré, dans une interview au site Le Web pédagogique : « Le langage des ados est scandé, corporel, ponctué de mouvements de bras : il se donne à voir et à entendre. De ce point de vue, le livre court après le cinéma, je cours derrière L’Esquive. » (Et je comprenais alors que ce que j’avais pris pour un roman n’était en fait qu’un script bancal.)
J’aurais bien vu un film réalisé par Noémie Lvovski, où Valeria Bruni-Tedeschi aurait joué le rôle d’une prof à la dérive et Laura Smet, celui d’une élève de troisième frondeuse mais bourrée de talent. On l’aurait appelé Enseigne-moi. Dans sa critique, Eva Bettan -de France Intêêêr- aurait parlé d’une « fable acide et pleine de tendresse, filmée au plus près de la souffrance sociale ». Ce serait tout simplement un long-métrage de plus, larmoyant et médiocre, comme la France en a produit beaucoup depuis au moins quinze ans.
Mais Bégaudeau, tout de même, est d’une autre trempe. C’est Laurent Cantet qui l’a spontanément contacté pour lui proposer l’aventure d’une adaptation. Et Laurent Cantet, c’est un cinéaste pour qui (je cite de mémoire les propos tenus par l’auteur au moment où le projet était encore embryonnaire) « les conditions dans lesquelles on tourne un film déterminent en partie sa valeur. » Ils commencèrent donc par chercher un collège et ils ouvrirent aux élèves volontaires des ateliers de jeu dramatique –enfin, d’improvisation, plutôt : on n’allait pas leur faire mémoriser le monologue d’Hamlet, à ces jeunes au langage  « scandé, corporel, ponctué de mouvements de bras. » Et de toute façon, on ne voulait pas d’Hamlet. On les voulait, eux, sincères et bruts de décoffrage. Et comme il fallait aussi un prof, c’est l’auteur lui-même qui s’y colla, avec son charisme de rock star (« Un rocker, c’est toujours un mélange d’immense arrogance et de grande fébrilité. Moi aussi. » Télérama, 28 mai 2008 ; voir aussi, dans Le Monde du 27 mai, l’article « Le making of d'Entre les murs. »)

Acteur principal, scénariste, dialoguiste, vraisemblablement impliqué aussi dans le casting de ses jeunes partenaires/élèves : Bégaudeau a posé une empreinte profonde sur ce film. Il a donc pu y faire passer ses idées. Si véhément qu’il soit en effet dans la dénonciation de « tous ces livres de profs qui se réduisent à des essais au ton apocalyptique », qui « filtrent la réalité pour la faire correspondre à leurs a priori idéologiques », l’auteur d’Entre les murs a en effet martelé ses propres convictions politiques dans les très nombreuses interviews où il s’agissait d’assurer le service après-vente de son best-seller. Ses idées peuvent être ramenées au nombre de deux.

1) L’école telle qu’elle existe actuellement est faite par et pour les héritiers (au sens, évidemment, de Bourdieu et Passeron). Pour que les connaissances que l’on prétend transmettre touchent un jour les enfants des familles pauvres, et en particulier ceux qui sont « issus de l’immigration », une refonte complète des méthodes s’impose.

« Quand j’étais gamin, petit Blanc, fils de profs, je le connaissais le passé simple, je l’avais entendu dans la bouche de mes parents, je l’avais lu dans les livres qui s’empilaient à la maison. Me l’a-t-on vraiment enseigné ? N’ai-je pas plutôt récité ce que je savais déjà intuitivement ? Quand on se retrouve devant Ndeyé ou Khoumba, face à des élèves qui ne bénéficient pas de ce background culturel, dont les parents ne sont pas francophones, on est totalement démuni. Sans doute le passé simple n’a-t-il jamais été véritablement "enseigné", sa pédagogie reste à inventer. » (Télérama, 26 mai 2008)
Quant à savoir par quelle méthode ludique et égalitaire Ndeyé apprendra je vins tu vins il vint, l’auteur ne se prononce pas. Ce n’est pas un technicien.

2) L’ignorance des élèves est plus que largement compensée par une qualité que Bégaudeau valorise par-dessus toute autre chose, d’autant qu’il la possède lui aussi, et comment ! Ils ont de l’énergie.

« En tant que prof chargé de conduire ses élèves vers la réussite scolaire et professionnelle, je vois bien que le constat est négatif. En tant qu’homme et écrivain, derrière les erreurs ou les difficultés des élèves, c’est la vie que je vois, l’énergie que dégagent ces ados. Tout mon livre est construit là-dessus, je puise directement dans ces moments d’affrontement qui sont la vie même. » (Même source que ci-dessus)


Cette fascination pour la vigueur adolescente détermine en bonne partie les sympathies de Bégaudeau et ses choix de casting. C’est ainsi, par exemple, qu’il décrit l’une de ses actrices :
« Esmeralda est vive, boule d'énergie vitale qu'aucun système scolaire n'arraisonnerait. C'est ce qui nous a plu dès le premier atelier, et aussi son autoportrait de début d'année, qui disait tout. A la question "Qu'est ce que tu aimes ?", sa réponse fut, en effet, exemplairement duale : "J'aime les livres d'amour et taper les gens" (...). » (« Le making of d’Entre les murs, par François Bégaudeau », Le Monde, 28 mai 2008).


Le même principe peut occasionnellement l’amener à tenir des propos surprenants, par exemple au micro d’un Alain Finkielkraut dont on imagine avec gourmandise l’expression et la courbe de la tension artérielle :

« Une chose que l’on ne peut jamais dénier à ce mouvement-là, à ce mois, qui s’est déroulé en novembre 2005, c’est sa vitalité, c’est son énergie. Brûler une voiture, ça demande de l’énergie. Alors voilà ce qu’on dit : c’est qu’au moins là il y a une jeunesse, dont on peut regretter parfois qu’elle soit un peu apathique, un peu inerte, et donc tout le monde devrait se réjouir, d’une certaine manière, qu’elle manifeste quelque chose, et qu’elle manifeste de l’énergie. De là à savoir où nous mènera cette énergie, ça, ma foi, j’ai l’honnêteté de considérer que je n’en sais rien. Mais c’est de l’énergie, et de ça on prend acte. » (Répliques, France Culture, 24 mars 2007. Un internaute malveillant a placé cette citation sur Wikiquote.)


Mais le plus important, aux yeux de Bégaudeau, est que cette énergie merveilleuse, qui imprègne la vie et les gestes des adolescents pauvres, structure aussi leur langage. Les collégiens de ZEP ne parlent pas mal : ils parlent autrement, avec leurs corps remplis de sève.

« J’aime cette énergie, c’est le corps qui parle. (…) De fait, ce qu’il y a du rap dans mon livre vient des élèves, pas de moi. Ils ont une culture du "fight", de la lutte, une économie de la parole dont le but ultime n’est pas de dire la vérité mais d’avoir le dernier mot. Il se trouve que j’aime ça aussi, dans la vie j’ai le goût de la lutte oratoire. Personne ne voulant perdre la face, ça donne les scènes un peu "musclées" que l’on trouve dans mon livre. » (Télérama)
« Cette langue de la jeune génération issue des périphéries équivaut-elle à la mort du français ? Je me sens à cet égard très éloigné de la vision apocalyptique dans laquelle certains se complaisent. Dans un énoncé comme "Rousseau, j'sais pas c'est qui", se perd indéniablement un sens des articulations logiques, une certaine capacité à produire du raisonnement. Mais se gagne dans le même temps une langue plus en prise avec le corps, souvent très inventive. Ce réinvestissement du langage à partir du bégaiement des corps n'est pas une mauvaise nouvelle. Sans aller jusqu'à parler d'un fascisme de la langue, comme le soutenaient Michel Foucault ou Roland Barthes – non sans excès ! –, ses cadres peuvent malgré tout se révéler oppressifs. » (Entretien avec Luc Ferry, Philosophie magazine).


Et bien entendu, il faut être à l’écoute de cette parole rénovée. C’est un impératif démocratique.

 

Je n’ai pas vu le film de Cantet et Bégaudeau. Mais je pense que ce n’est pas nécessaire pour saisir le sens de leur démonstration. Ils sont allés à la rencontre de jeunes d’un collège difficile. Ils étaient confiants en leur talent et les ont fait tourner dans le film. Portée par cette énergie juvénile, la version cinématographique d’Entre les murs est sans doute excellente : elle fait un triomphe à Cannes, remporte la Palme d’or et attirera des centaines de milliers de spectateurs à la rentrée. Les résultats scolaires médiocres des jeunes « acteurs » n’ont rien empêché. On ne requérait d’eux aucune culture, on ne leur demandait pas de savoir quoi que ce soit, juste d’être naturel. Et naturel, ça, ils savent l’être. En jouant aux élèves, ils ont cessé d’être des élèves. Ils ont déposé le fardeau des attentes académiques pour laisser libre cours à leur énergie si belle, à leur langage si expressif. Voilà à mon avis le sens caché du dispositif où ils ont été invités. Arrêtez de les appeler des cancres : nous allons vous montrer que ce sont aussi des génies.  

Et les médias grand public ont enfoncé le clou, en poursuivant les jeunes prodiges pour leur demander : « Et maintenant, pensez-vous à une carrière d’acteur ? » Eux, étourdis par l'ampleur de leur succès, ils répondaient : Oui, pourquoi pas. Ça me plairait bien. Qui ne préfèrerait des ateliers d’expression dramatique et la fréquentation des festivals à l’apprentissage du passé simple ? Qui d’ailleurs a encore envie d’étudier le passé simple après une telle aventure ? Il ne faut pas brimer le génie spontané de l’adolescence en lui imposant des exercices pénibles. Il vaut mieux magnifier sa violence.

 

 

Voir aussi les articles d'Elisabeth Lévy et d'Alain Finkielkraut.

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25 juin 2008 3 25 /06 /juin /2008 20:18


Mon petit Patrick,

 

Lors du conseil de classe des 4° G, tu as créé un moment particulièrement pénible. Tu étais là en qualité de délégué des autres élèves ; on ne peut d’ailleurs que s’interroger sur les motifs pour lesquels ils t’ont choisi, toi si bête, pour les représenter. Fallait-il qu’ils aient une triste image d’eux-mêmes ! Mais enfin le fait est que tu te trouvais là ; et ton indignité ressortait d’autant mieux que l’autre déléguée est, elle, une fille intelligente et bosseuse.

Tu nous as lu, au fur et à mesure que nous évoquions leur cas, les quelques lignes rédigées par tes camarades en défense d’eux-mêmes. Après nous avoir cassé les pieds pendant huit à dix mois, ils nous promettaient qu’ils se mettraient à travailler comme des brutes dès la rentrée de septembre à condition que nous les laissions passer. Et bien souvent, nous leur donnions satisfaction. Leur âge, ou notre peu de désir d’avoir à traîner ces boulets un an de plus, les envoyaient en troisième.

Cependant tu faisais partie des quatre élèves pour qui la présidente de séance avait décidé de demander un redoublement. Elle arguait que tu étais très immature et qu’on ne pouvait pas décemment passer l’éponge sur des notes culminant à 02,4/20 en français, 01,3/20 en mathématiques et 01,2/20 en histoire-géographie. Il est d’ailleurs assez simple de résumer ton année scolaire. Au premier trimestre, tu te foutais ouvertement de notre gueule, et tu étais dans tous les mauvais coups. C’est toi, par exemple, qui à la fin d’un cours a jeté sur mon tableau une demie-orange (j’étais la cible, mais tu ne vises pas bien). Ta mère a été convoquée dans le bureau de la CPE, et ton attitude alors a nettement changé. Tu t’es placé en retrait, tu es devenu passif –ou peut-être simplement plus discret. Depuis six mois, on ne peut plus te reprocher d’agressions ou d’insultes envers les enseignants. Mais pour autant, tu n’es pas devenu un élève modèle. On dirait que tu as juré, au moment même où tu as pris la résolution de te tenir plus calme, de t’isoler de nous en n’apprenant rien, rien de rien. Tu venais au collège sans cahiers, sans livres, parfois sans un simple stylo ; durant les cours, tu te tournais vers les autres élèves, ignorant absolument l’enseignant sur l’estrade, et tu attendais qu’il se passe quelque chose d’amusant. S’il ne se produisait rien, d’ailleurs, tu suscitais les évènements : tu savais exactement qui insulter, et à quel moment, et de quelle façon, pour obtenir de lui la réaction espérée et mettre un peu d’animation dans un cours où, qui sait, le professeur aurait peut-être réussi autrement à faire son métier.
Tu riais presque tout le temps ; et la vision de ta face sotte et hilare, à la fin, m’exaspérait à un point tel que je me demande comment j’ai réussi à ne jamais te frapper. Parfois je t’envoyais dans le couloir et c’était une façon de te protéger de ma détestation croissante ; mais tu ne le comprenais pas et, étranger à tout sentiment de honte, tu te manifestais, passant ton petit mufle d’imbécile par l’encoignure de la porte pour interpeller tes camarades. Ton rire est l’une des choses les plus malsaines qu’il m’est jamais été donné de voir et d’entendre. Il provient en effet de ton ignorance satisfaite, et de la joie que tu éprouves quand tu peux détruire quelque chose. Tu nous as empêché de faire cours, tu as ruiné les efforts de plusieurs de tes camarades qui auraient pu réussir si on les avait laissés travailler tranquillement, tu as craché dans la main inlassablement généreuse que te tendait le système scolaire. Et tout ce gâchis te fait jouir, il excite ton rire de ténèbres. Je sais aussi que tu es l’un de ceux qui se sont efforcés d’introduire à l’intérieur du collège la violence des bagarres entre cités de Staincy. C’était cela qui t’intéressait vraiment ; tu t’y trouvais, je crois, dans ton élément.
J’ai eu quatre-vingt dix élèves environ cette année, et avec beaucoup je me suis accroché durement ; mais pour presque tous j’éprouve sympathie ou indulgence. Mes disputes avec eux étaient suivies de trêves, je parvenais à leur parler, à les comprendre souvent. C’est seulement avec trois d’entre eux que le conflit est demeuré permanent et insoluble. Ces trois-là, je me hasarderai à les qualifier de mauvais -et tu fais évidemment partie du lot. Il me serait difficile de justifier l’usage d’un mot si rude, qui n’est que le reflet du sentiment mauvais que vous avez su me mettre au cœur. Une vive, durable et profonde haine. Un professeur idéal devrait récuser cet affect de toutes ses forces ; mais il y a longtemps que j’ai cessé d’être un professeur idéal : je ne suis qu’un homme, et je te hais.


Tu étais donc là, assis à la table du conseil de classe, et sans aucune gêne, tu défendais ton cas indéfendable, tu te justifiais et tentais de nous convaincre que tu n’avais pas été le sinistre emmerdeur que nous avions tous vu. A l’évidence, tu étais persuadé de subir une injustice, une basse vengeance. Tu nous abreuvais aussi de promesses, bien entendu : elles te coûtaient si peu ! Tu les aurais oubliées en franchissant le seuil de la pièce. Et nous, bêtas que nous étions, nous dépensions notre salive à te prouver le bien-fondé de notre décision, à t’expliquer qu’avec une ignorance aussi profonde tu aurais été incapable de suivre la première minute d’un cours de troisième. Personnellement, je me suis retenu d’intervenir ; je craignais de ternir mon image en me montrant grossier à ton égard. Mais j’aurais voulu dire : « Chers collègues, il est inutile de faire redoubler Patrick. Il a choisi la condition d’imbécile et rien ne laisse à penser qu’il révisera ce choix un jour. Le garder avec nous une année de plus, c’est lui offrir une chance dont il ne fera aucun usage. Poussons-le vers la sortie. Mais d’abord, écoutons-le couiner quelques instants. Savourons ses supplications. »

Tu t’obstinais à plaider, et il a fallu te faire taire ; à la fin du conseil, ton éternel sourire était revenu.

Je ne sais pas pourquoi tu es un être humain d’aussi médiocre qualité. Les gens de ta famille, quand je les ai rencontrés, m’ont paru plutôt humbles et gentils. Il est possible que, à cause précisément de cette gentillesse, ils n’aient pas su t’élever. On m’a dit qu’à la fin de chaque trimestre, pour te consoler des propos durs et humiliants des enseignants à ton égard, ils te font un cadeau. La dernière fois, c’était un maillot de football à 70 euros. –Je me refuse en tous cas à invoquer pour toi une quelconque excuse sociale. Je trouverais cela profondément insultant pour les très nombreux élèves qui, nés dans des familles aussi pauvres que la tienne, se comportent avec une tout autre dignité.

Les vacances arrivent à temps, et je vais m’efforcer de t’oublier autant que possible. Je sais pourtant que je ne pourrai pas me débarrasser entièrement de toi. J’espère ne pas t’avoir pour élève l’an prochain ; mais même si cette épreuve m’est épargnée, je te croiserai encore dans les couloirs, j’entendrai encore parler de toi, en salle des profs, de la bouche de collègues aux nerfs usés. Et à supposer même qu’un déménagement opportun ou le miracle d’un placement en pensionnat t’éloigne vraiment de nous, d’autres, semblables à toi, te remplaceront à coup sûr. Tu es mon compatriote, et il nous reste sauf évènement imprévu un demi-siècle à vivre dans le même pays. Cette perspective m’est profondément désagréable. Tu vas grandir et je te vois comme une menace pour moi-même, pour les miens et pour ce qui m’est cher ; je crois aussi que tu seras une source d’ennuis jamais asséchée pour tes camarades de classe, tes voisins et tes proches. Le temps ne mettra au mieux qu’un vernis de civilité sur ton caractère vicieux ; peut-être aussi la crainte d’être puni se développera-t-elle dans ton esprit. Mais il me paraît malheureusement assez probable que tu seras un délinquant ; je te crois capable, non seulement de délits, mais de crimes. Certains trouveront choquant, obscène, absurde de faire cette prédiction à propos d’un enfant de quatorze ans, qui n’est à l’heure actuelle qu’un cancre un peu agité. Je le sais et je passe outre. Tu es de ceux qui n’expriment jamais aucun repentir pour les fautes qu’ils commettent, et qu’ils ne reconnaissent d’ailleurs pas comme telles. Tu es, au sens le plus précis de ce terme, un innocent.

Tu es là. Tu es là.


Mon petit Patrick, va au diable.



Ali Devine

 

 

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22 juin 2008 7 22 /06 /juin /2008 14:51
Ca n'a pas de rapport avec mon travail au collège (quoique), mais j'aimerais partager avec vous ce beau texte, sur lequel je suis tombé hier en ouvrant au hasard un épais roman. On est au XVIe siècle, en Méditerranée ; l'ordre de Malte affronte les Turcs. Le narrateur, un galérien, écoute la harangue du capitaine de son navire avant un combat inégal.

-Compagnons soldats ! Bonnes gens de mer ! Brave chiourme ! Nous sommes aujourd'hui dans un cas difficile. Mais c'est le bon Dieu qui l'a voulu ainsi, et nous ne tenons vie et honneur que de lui, en fief et commission, et en gage du paradis. Soyons bons fils ; rendons loyalement au Seigneur ce qu'il nous a donné ; acquittons-nous de notre dû en braves et loyaux serviteurs. S'il nous faut comparaître ce soir devant Sa Divine Majesté, que ce soit humblement, mais sans honte. Que si pourtant nous avons l'avantage, sachez que chaque soldat aura un mois de paie extraordinaire, maistrance et matelot pareillement. Si nous nous tirons avec honneur de cette journée, ce sera par une grâce spéciale du Seigneur. Il ne sera que juste de le remercier condignement : chaque galérien forçat sera libre, et les bonnes-voglies auront licence de retourner dans leurs familles. A eux aussi, paie extraordinaire.
-Il a beau promettre noblement, murmura Colin à mon oreille : il sait bien que cela ne lui coûtera rien...
-Songez, mes enfants, cria M. de Rothelin d'une voix rude et mâle, à la gloire du paradis et à votre honneur ! Martyrs ou vainqueurs, nous gagnerons la bataille, ou le ciel. Bonne chance à vous tous : que le bon Dieu, la Sainte Vierge et tous les saints et anges du paradis soient avec vous. A dieu vat !
Tout l'armement de la galère, sauf les captifs et forçats mahométans, lui répondit par une grande clameur : beaucoup pleuraient. Il s'en alla, s'arrêta encore un instant en haut de l'espale pour jeter un regard sur tout ce monde. Derrière lui, il y avait la mer orageuse, le ciel bleu peuplé de nuages et traversé d'embruns et de mouettes, et au loin, les galères ennemies qui arrivaient, entourées d'écume et du scintillement de la palamente au soleil. Sous leurs voiles latines, rouges, jaunes, brunes, les longues galères noires étaient raccourcies, montrant seulement leurs proues ; la mer bouillonnait des deux côtés de chacune, et de petits arcs-en-ciel l'accompagnaient. (...)
M. de Rothelin descendit dans sa barque et alla visiter les autres galères. Nous entendions les criées et clameurs qui, chaque fois, de plus en plus loin, saluaient sa harangue d'adieu. Le sifflet du comite nous fit mettre à genoux pour la dernière prière. Quand ce fut fait, Firouz me dit :
-Tu es resté bouche close et l'oeil sec.
Je haussai les épaules :
-J'ai peur de mourir noyé, enchaîné à la pédagne. Qu'a-t-elle à faire, la mère de Jésus, avec l'arquebusade, l'assomade, l'estocade et la noyade ? Et les autres là-bas prient Allah. Dérision. Honte, dérision, folie.
(...)
-Ce n'est point folie, mais sottise, murmura Firouz. Un jour, un homme aperçut Issâ, fils de Mâryâ, fuyant vers la mer, comme devant un lion assoiffé de son sang. Il en conçut un tel étonnement qu'il le suivit en courant jusqu'au rivage. Là, il lui fallut s'arrêter, mais il appela à grands cris et le supplia de résoudre certaine difficulté qui se posait à lui. "Ne m'arrête pas, lui répondit Jésus. Je fuis le Sot." "Quoi, ô Très-Noble, n'es-tu pas le Messie qui rendit la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds ? Le roi en lequel résident les incantations du monde invisible, de sorte que, si tu les prononces sur un mort, il bondit sur ses pieds, jubilant comme le lion qui a attrapé une gazelle ?" 'Oui, je suis Celui que tu dis", répondit Jésus. "Ne prends-tu pas l'argile et n'en fais-tu pas des oiseaux vivants, ô Beauté ?" "Si, je fais cela et plus encore", dit Jésus. "Mais alors, ô pur Esprit, qui fuirais-tu ? Qui, en ce monde et dans l'autre, ne serait ton esclave soumis ?" Jésus répondit : "Le Sot ! Par la sainte essence ! Par les attributs sacrés ! Par Celui pour l'amour duquel le firmament déchire le col de ses vêtements ! Je jure que son Nom suprême et les incantations prononcées en Son nom sur le sourd et l'aveugle opérèrent le bon miracle. Je les prononçai aussi sur la montagne de pierre : elle se fendit, elle déchira son manteau jusqu'au nombril. Je les prononçai sur le cadavre : il revint à la vie. Je les prononçai sur le Non-Être : il devint Être. Je les prononçai sur le Sot, avec amour, cent fois, mille fois : il s'endurcit et devint roc ; il se fit sable stérile." Ayant dit, il s'enfuit de plus belle. Et l'homme qui avait entendu cela, étant sage, s'effraya terriblement dans son âme et eut si peur qu'il suivit Jésus dans sa fuite sur les eaux de la mer. Mais le Sot dut les rattraper. De toute façon, il rattrapa le doux fils de Marie, et le crucifia, conclut Firouz avec un sourire amer.
A cet instant, un long coup de sifflet nous fit tressaillir. Le chevalier de Neufville lança ses commandements, qui furent obéis tour à tour, très scrupuleusement :
-Borde la palamente ! Une, deux, arranque ! Fouette, comite ! Travaille, chiourme maudite ! Arrache, plus vite, porque Madone, putain de Marie, plus vite, charognes, fils de putain, bougres sodomisés, arrache, arrache, on va à l'assaut, pas à la messe, vogue avant partout ! Ajuste ! Feu ! Charge, ajuste, feu ! En avant, ventredieu, en avant, frappe, frappe à mort, tue, tue !

Tiré de Petru Dumitriu, L'homme aux yeux gris, 1968-1969 ; réédition Seuil, 2005 ; pages 508-511. (Ma femme, qui l'a lu, m'a assuré qu'il n'y a pas une seule des 923 pages de ce roman qui ne soit extraordinaire).
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16 juin 2008 1 16 /06 /juin /2008 20:26

Je demande à chacun des élèves de la quatrième dont je suis professeur principal d’écrire au tableau un mot qui, selon lui, résume l’année. Deux termes recueillent une écrasante majorité de choix : « Amitié » et « Souvenirs ». Plein d’emphase, Bogdan a même lancé à ses camarades depuis l’estrade : « Je vous aime tous », puis il a ajouté « sauf toi, Agit ». J’ai tenté de faire la synthèse : « C’est très bien, d’être copains, mais je me demande si en l’occurrence cette excellente ambiance n’a pas joué contre vous. Vous étiez tellement bien ensemble que vous avez un peu oublié que le collège est un endroit où on vient d’abord pour travailler. C’est pour ça que vous agacez presque tous vos profs. Vous êtes 22 et pas un seul d’entre vous n’a choisi un mot tel que "travail", "profs", "notes", "cours" ou "apprendre". » Sur quoi Ilias conclut avec justesse : « En fait, c’est un peu comme si on s’en fout des cours. » Voilà. Le collège est avant tout un lieu de sociabilité adolescente.



Mme Rossignol, professeur de SVT : « Tu sais pas ce qu’elle m’a sorti Indira ? Oui, oui, t’as bien entendu, Indira Ranikalane m’a parlé. Ça fait quatre ans que je l’ai comme élève, et elle avait jamais desserré les dents. Là, c’est sans doute notre dernier cours ensemble, elle traîne dans la classe, elle est la dernière, je pense qu’elle veut me dire au revoir, que ça va être trop mignon. Je lui demande : "Tu as quelque chose à me dire, Indira ?" Alors elle rassemble son courage à deux mains, elle s’approche de moi et elle me demande : "Madame, si un garçon couche avec une fille et qu’il lui met son pénis entre les fesses, est-ce qu’elle peut tomber enceinte ?" »



Rapport rédigé par Mme Moutechaud, professeur d’espagnol : « Sami se sert du cours d’un camarade pour essuyer ses mains pleines d’encre (voir document joint). »

 



En salle informatique, Enzo et Issam ont bien travaillé. Ils devaient trouver des illustrations à notre cours sur la vie de Jésus. Ils ont choisi ceci,


ou cela :


Je les félicite pour leur goût. Ils me demandent innocemment : « Msieu, puisqu’on a fini avant les autres, on peut naviguer sur Internet ? » Allez-y, allez-y.

Dix minutes plus tard, voilà ce qu’ils font sortir de l’imprimante :

 


 

En salle des profs, monsieur Roquis et moi-même, complètement désoeuvrés, surfons sur le ouèbe, collectant maintes belles analyses sur les exploits des Bleus à l'Euro de foutchébôle. Soudain monsieur Malzieu interrompt nos réflexions  :

-Eh beh dites donc, j'étais dans les toilettes, on entend absolument tout ce qui se dit au conseil de classe dans la salle d'à côté. Les murs sont en carton.

-Ah oui mais ce que tu ne sais pas, mon enfant, c'est qu'eux aussi ils entendaient tout ce qui se passait dans les chiottes.

-Ouais, t'imagines, ils sont en train de lire le bulletin d'un élève, "Bon, Mohamed, y fait des efforts, mais il a du mal hein, 7 de moyenne générale c'est vraiment pas terrible..."

-Et là, au beau milieu d'un silence consterné : "Plouf" !

-C'est le redoublement assuré.

-Avec un avertissement conduite ! 

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14 juin 2008 6 14 /06 /juin /2008 18:21

Sixième. Contrôle sur l’Empire romain.

Frédéric, en haut de sa copie blanche : « je n’etai pas la ! je ne compren rien ! desolé de navoire pas recopier ma leçon sur un notre cahiér » Il sèche, se plante aux évaluations, ça le dégoûte, alors il sèche, etc.

 

Cite un grand bâtiment que l’on peut voir à Rome.

Anyssa : « Un grand bâtiment le theatre d’orange » J’ai accordé un demi-point à cette réponse. Ce n’est déjà pas si mal de savoir que le théâtre romain d’Orange existe. Après, le localiser, c’est plus compliqué.

 

Comment Rome empêche-t-elle les envahisseurs barbares d’entrer dans l’Empire ?

Hassa : « Rome empêche les envahisseurs par un trè rouge dans le manuel. » Le trait rouge en question représentait effectivement, sur la carte, le limes et notamment le mur d’Hadrien.

 

Comment s’appelait Paris à l’époque des Romains ?

Michaël : « elle s’appelait lucette. » J’annote : « Seulement pour les intimes ! » 

 

Quel nom Octave prend-il après être devenu empereur ?

Dilan : « Il prend le nom de roi. »

 

Que veut dire l’expression Mare nostrum ?

Dilan : « La Mare nostrum est notre mare. »

 

Comment appelle-t-on les Gaulois qui ont adopté les habitudes et le style de vie des Romains ?

Dilan : « On les appelle les républicains gaulois. »

 

Je recopie ici les perles, les réponses rigolotes, mais beaucoup de copies sont seulement ternes dans leur médiocrité. Très souvent, je me contente de souligner les quelques mots que l’élève a écrits : je n’y comprends rien, parce qu’il n’y a rien compris. Et je me pose deux questions. Petit un : qu'ont-ils retiré de mes cours ? Petit deux : que vont-ils faire des trois années de collège qu'il leur reste à purger ?
Dans cette classe de 24, trois groupes se distinguent très nettement. Quatre bons élèves comprennent tout et parviennent à restituer leurs connaissances par une expression écrite et orale claire. Neuf autres ont des difficultés de diverses natures qu’ils surmonteront s’ils travaillent. Onze enfin ont décroché et ne parviendront pas, selon moi, à rattraper leur retard. Ils continueront de nous subir, nous continuerons de les subir pendant encore au moins deux années. Dans ce groupe des élèves faibles, trois sous-ensembles peuvent être définis, qui correspondent à trois types de caractères. Certains ont décidé une bonne fois pour toutes que l’école, c’était de la merde, et ils agissent en conséquence. Il est difficile de déterminer si cette rébellion est la cause ou la conséquence de leur échec. D’autres, timides, polis ou apathiques, attendent simplement que ça se passe. On ne parle d’eux qu’au moment des conseils de classe. « Ah oui, Machin, c’est vrai, je l’avais presque oublié. Ben c’est pas brillant, hein. » Enfin, quelques élèves travaillent avec acharnement pour se mettre à niveau, alors que nous savons que leurs efforts sont vains. Ce cas est rare mais tragique. On ne sait pas trop quel discours tenir à ces courageux. Dans un meilleur système, on devrait pouvoir leur dire : « Bien, Kévin, nous professeurs avons bien réfléchi à tes problèmes, et nous en sommes arrivés à la conclusion que tu n’es pas fait pour une scolarité classique. Nous allons discuter avec tes parents et toi, déterminer tes points forts et essayer de t’orienter vers une classe qui te conviendra mieux. » C’est vrai, ils sont bien jeunes ; certains diront que les écarter du tronc commun, à douze ans, c’est leur retirer toute possibilité de rattrapage et donc de réussite. Mais les maintenir dans le tronc commun, c’est la garantie quasi-absolue de deux ou trois années supplémentaires d’ennui et de mauvaises notes, avec de gros risques que les choses dégénèrent au fil de l’adolescence, et à terme une orientation par défaut.

 

J’ai participé, avec deux autres collègues, à l’audition de candidats à une troisième en alternance. Cette classe propose comme son nom l’indique une formule mixte, quinze jours de classe étant toujours suivis de quinze jours de stage en entreprise. Comme il n’y a que dix-huit places disponibles, les volontaires doivent monter un dossier puis venir plaider leur cause devant une sorte de jury. Celui-ci vérifie leur sérieux, s’assure que toutes les pièces justificatives ont été rassemblées et émet un avis. C’est au final l’inspection d’académie qui décide des admissions, en repêchant notamment des candidats extérieurs à l’établissement.

Une douzaine d’élèves sont passés devant nous. A deux exceptions près, ils m’ont tous fait une excellente impression. Malgré d’énormes difficultés scolaires et un français parfois hésitant, ils avaient fait l’effort de rédiger des lettres de motivation où leur sincérité compensait largement les fautes d’orthographe et de grammaire. Ils faisaient une analyse très lucide de leur situation et nous expliquaient avec clarté leurs projets. Il ou elle voulait travailler dans un salon de coiffure, dans un atelier de mécanique automobile, dans une crèche, sur des chantiers de plomberie. La plupart avaient longuement mûri cette décision et avaient commencé à lui donner corps en aidant à l'occasion leur père ou leur oncle. Certains avaient fait de petits stages et en avaient ramené d’excellentes évaluations : ils s’étaient montrés assidus, ponctuels, efficaces dans les tâches qu’on leur avait confiées, et leurs employeurs se disaient prêts à les accueillir de nouveau. De toute évidence, cette orientation vers l’alternance n’était pas pour eux une solution de repli mais une véritable délivrance.

 

Une chose m’a particulièrement frappé au cours de ces entretiens, c’est l’importance des bulletins trimestriels dans l’examen des candidatures. Ils comportaient évidemment des moyennes catastrophiques, souvent lestées d’appréciation sévères ou compatissantes (« X fait ce qu’il peut, mais… »). Et les jeunes que nous avions en face de nous ne faisaient aucune difficulté pour le reconnaître : ils ne comprenaient pas les cours, qui pour cette raison ne les intéressaient pas -on peut, si on veut, inverser l’ordre de causalité dans cette phrase, le résultat reste le même. Pour être autorisés à entreprendre un apprentissage différent, ces élèves ont dû au préalable faire la preuve de leur échec total dans la filière classique. Pour pouvoir faire ce qu’ils veulent, ils ont dû subir depuis deux ou trois ans un enseignement qui ne leur convient pas (« C’est pas mon truc », a dit l’un d’eux avec beaucoup de justesse). N’est-ce pas absurde ? Etait-il vraiment impossible de prendre en compte un peu plus tôt le vœu, les aptitudes particulières, la personnalité de ces enfants ? Est-ce qu’il y a encore quelqu’un en France qui considère, comme on le faisait au moment où le collège unique a été créé, que tous les enfants doivent apprendre la même chose jusqu’à l’âge de quinze ou seize ans ? On pensait apparemment en 1975 qu’une grave injustice serait commise contre les enfants des pauvres si on les empêchait d’accéder à la culture académique. Aujourd’hui, c’est l’obligation d’acquérir ce savoir, même quand on ne le désire pas ou qu'on est incapable de l’assimiler, qui porte préjudice aux véritables intérêts des enfants des familles populaires. Que les plus doués intellectuellement soient promus par tous les moyens, je suis le premier à le réclamer. Mais il faut cesser de tenir pour indignes ceux qui veulent se soustraire à l’enseignement classique. Il vaut mieux former des coiffeuses et des mécaniciens épanouis que de les tirer par les cheveux vers le brevet et le bac en leur faisant ânonner des leçons qu’ils ne comprennent pas. Pour vivre ensemble, les jeunes Français n’ont pas besoin d’avoir les deux pieds cimentés dans je ne sais quel socle commun : il faut beaucoup plus simplement que chacun puisse trouver sa place, et je préfèrerais que mon fils soit un pâtissier heureux qu’un docteur en histoire au chômage.

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