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  • : Au collège
  • : Je suis professeur d'histoire-géographie au collège Félix-Djerzinski de Staincy-en-France. Ce métier me rend malade et il fait ma fierté. Avant d'en changer, je dépose ici un modeste témoignage.
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3 août 2008 7 03 /08 /août /2008 22:07

Une de ces longues journées creuses de fin juin – début juillet, au bistro proche du collège, je rencontre l’un de mes collègues, prof en SEGPA. La conversation tombe sur le projet d’établissement. Ce document recense tous les projets menés au collège –le terme devant être entendu dans un sens très élargi, puisqu’il peut s’appliquer aussi bien à une sortie d’une demie-journée au Louvre qu’à une option qui détermine l’emploi du temps des élèves pour l’année entière. L’une des caractéristiques de notre établissement est l’abondance des projets de toute sorte, qui nous permet de préserver une image de marque tout à fait correcte compte tenu de notre environnement. Mais mon collègue a un point de vue différent sur la question. 

« C’est très bien, de faire des projets, mais enfin ça a tout de même quelques inconvénients. Primo, le discours de la hiérarchie, du ministre au principal, est très fluctuante sur le sujet. Parfois on nous dit : ‘Allez-y, faites des projets, diversifiez au maximum, l’imagination au pouvoir !’ Et quelques années plus tard, au contraire : ‘Non, non, non, arrêtez tout ça, on va se recentrer sur les fondamentaux, ya que ça de vrai, et en plus on n’a plus de sous pour financer vos conneries.’ Et du coup, toi qui comme un bon petit fonctionnaire obéissant et dynamique a fait des projets, toi qui les a patiemment mis au point et perfectionnés au fil des années, toi qui as ramé comme un bon pour recruter une vingtaine d’élèves intéressés par le projet en question, eh ben tu te retrouves comme un idiot, t’as plus qu’à ranger ton matos à la cave. Bon. Et secundo, à force de se creuser les méninges pour échafauder de nouvelles options, de nouvelles activités, on finit par oublier un peu que le cœur de notre métier, c’est tout de même de dispenser un savoir minimal qui soit commun à tous les élèves. Faire de l’histoire de l’art, des classes à horaires aménagés sport, du conservatoire, de l’horticulture, deux langues vivantes dès la sixième, parfait ; mais est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux mettre le paquet pour que tous les élèves lisent bien et sachent poser leurs opérations sans erreur ? Ici, en ZEP, je ne suis pas sûr que les deux choses soient compatibles. Et il faudrait savoir où est la priorité. Parfois, j’ai l’impression qu’on se dit en haut lieu : ‘Les gamins du 9-3, de toute façon, ils sont voués à l’analphabétisme. Alors pour qu’ils ne cassent pas leurs écoles, on va essayer de faire en sorte qu’au moins ils s’y amusent un petit peu.’ Et c’est à ça que sert notre enthousiasme, notre créativité, et nos beaux projets. Quand tu entends parler les inspecteurs, lors des réunions académiques, ça te fait flipper. Ils te disent : ‘De toutes façons, ces élèves, quand ils seront en âge de travailler, on leur demandera essentiellement d’être des gestionnaires. Ils gèreront des stocks, des bases de données, du personnel ou leur propre fatigue. Alors il faut que les matières enseignées servent de support à l’apprentissage de la gestion.’ Et si on se place dans cette optique, c’est vrai qu’il n’y a plus aucune raison valable de baser les cursus sur le français, les maths et l’histoire-géo. S’il s’agit juste de savoir lire et interpréter des tableaux, n’importe quel enseignement fera l’affaire, même analyse des techniques du tricot. »

Je ne suis pas d’accord avec lui ; je participe moi-même à plusieurs projets, et je crois que la diversification des enseignements est la condition sine qua non pour que plus d’enfants réussissent à l’école. Mais j’avoue que son discours se tient. Quand je repense aux sujets du dernier brevet, j’y vois clairement un argument en faveur de sa thèse : il ne s’agissait en somme, pour les élèves ayant composé, que de gérer correctement leur stress éventuel et les informations contenues dans l’énoncé. Ce n’était pas de l’histoire, ni de la géographie. Il fallait juste appuyer sur les bons boutons. Ce qui peut certes s’avérer utile pour de futurs cadres subalternes, comptables, caissières, rouages.
 

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3 août 2008 7 03 /08 /août /2008 00:26

A la fin du manuel Ozouf - Leterrier (lire les épisodes précédents), on trouve une "liste de questions posées aux candidats aux récents examens du certificat d'études primaires". Ce sont, en quelque sorte, des micro-annales. En voici la première page.
(Cliquez sur l'image pour agrandir. Pour des raisons que j'ignore, Over-blog me laisse le choix entre deux formats : l'un, immense, ne rentre pas, l'autre, trop petit, est peu lisible).


A titre de comparaison, voici le sujet d'histoire du brevet de cette année.
(Tu cliques idem).


(Oui, la carte originale est presque aussi moche que celle-ci.)

On voit la différence des deux évaluations. Il y a quarante ans, on requérait des élèves des connaissances abondantes, assez précises et immédiatement mobilisables (et je rappelle qu'il s'agissait d'élèves moyens et faibles, les meilleurs étant depuis belle lurette dispensés de passer le certif'). Le candidat pouvait être interrogé sur n'importe quelle période de l'histoire, de l'Egypte antique à 1945. On ne demandait en revanche à cette génération aucune autre compétence que de la mémoire et de la clarté dans la restitution des acquis. L'école se bornait à fournir repères et contenus -le risque étant évidemment que ces derniers ne fassent l'objet que d'une mémorisation imbécile.
Aujourd'hui, les jeunes gens de quinze ans qui passent le brevet ne sont tenus de posséder aucun savoir particulier. Les réponses aux questions qu'on leur pose se trouvent dans les documents de l'énoncé. La consigne du paragraphe argumenté invite bien les élèves à utiliser leurs "connaissances personnelles", mais celles-ci, d'après les instructions qui nous ont été données, ne comptent que pour deux points maximum. Un texte recyclant les informations laborieusement arrachées aux documents peut très bien atteindre un score de 8/10 : il suffit que son auteur évite la paraphrase totale et fasse preuve d'un minimum d'ordre dans l'exposé. Autorisés à se présenter à l'examen en ignorant tout du programme (qui part de 1914, et non plus de - 3000 comme naguère), nos collégiens doivent par contre montrer à leurs correcteurs qu'ils ont des compétences : dans un texte, un tableau, une image, ils savent sélectionner l'information utile, celle qui répond à la demande de l'examinateur. Puis ils doivent être capables de rassembler ces bribes dans une synthèse lisible. C'est un peu mécanique. Nous travaillons, en fait, à formater des logiciels de gestion des données ; des logiciels plutôt bas de gamme, dirais-je.

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31 juillet 2008 4 31 /07 /juillet /2008 23:16

Comme annoncé dans le précédent billet, je m’attacherai à présent à un chapitre du manuel Ozouf et Leterrier.

Le programme d’histoire de la classe de fin d’études, tel qu’établi par l’arrêté du 24 juillet 1947, était pantagruélique : il devait mener les élèves de l’Egypte antique à la création de l’ONU. On était alors plein d’optimisme en matière scolaire. On voulait allonger une scolarité dont l’âge limite n’était encore que de 14 ans, unifier l’école pour la démocratiser, valoriser les travaux manuels et développer des filières techniques, tout en assurant à chaque élève l’acquisition d’une solide culture générale. Le personnel du ministère était alors essentiellement composé de socialistes et de communistes, souvent passés par la Résistance. Leur idéalisme est sensible dans les documents de l’époque.

L’exemplaire que je possède date de 1967. Aucun changement de programme en vingt ans ! Il est vrai que le parti pris en était très clair, et ne devait pas déranger outre mesure le personnel gaulliste : il s’agissait, après un bref rappel relatif aux civilisations de l’Antiquité, de retracer « les faits essentiels de l’histoire nationale ».


Le gallocentrisme du cursus est total, et les évènements survenus hors de nos frontières ne sont évoqués que dans la mesure où ils permettent de comprendre ce qui se passait chez nous. On s’en apercevra en lisant la leçon ci-dessous, consacrée aux croisades. C’est le seul et unique moment où il est question d’une civilisation extra-européenne, en l’occurrence l’Islam. J’ai d’ailleurs été surpris de constater que, dans cet ouvrage utilisé dans les années 50 et 60, il n’est absolument pas question du fait colonial (sauf pour évoquer les conquêtes des XVIIe et XVIIIe siècles).  

 

Chapitre X.

Les Croisades et leurs conséquences

 

Six siècles environ après le christianisme, une nouvelle religion apparaissait, née aussi en Orient : la religion musulmane ou Islam. Fondée par un prophète, Mahomet, elle est encore pratiquée aujourd’hui, surtout en Afrique et en Asie, par 240 millions de croyants. Au Moyen Âge, christianisme et islamisme se heurtèrent durant les Croisades : il en résulta d’importantes et durables conséquences pour notre civilisation.

 

1ère leçon : L’ISLAMISME, LA PREMIÈRE CROISADE (1095-1099)

 

Les Arabes convertis à l’Islamisme, avaient conquis, au Moyen Âge, un immense empire et introduit en Europe une brillante civilisation. –Au début du VIIe siècle de notre ère, c’est-à-dire à l’époque des Mérovingiens, un prophète arabe, Mahomet, avait prêché une religion nouvelle : la religion musulmane, ou « islamisme ». Il enseignait l’existence d’un seul Dieu : Allah, à la volonté duquel les croyants devaient se soumettre avec résignation. Les disciples de Mahomet recueillirent ses paroles dans un livre : le Coran, qui est pour les musulmans l’égal de la Bible pour les chrétiens. Cette religion n’avait pas de prêtres. Les musulmans doivent faire la prière cinq fois par jour, observer le jeûne un mois par an (le mois du Ramadan), ne pas manger de porc, ni boire de vin.

Mais le Coran disait aussi : « Combattez ceux qui ne croient pas à Dieu. Le Paradis est à l’ombre des épées. Les braves tombés sur les champs de bataille montent droit au ciel comme des martyrs. » Ainsi fanatisés, les Arabes, après la mort de Mahomet, s’élancèrent sous la conduite de leurs Califes dans d’extraordinaires et rapides conquêtes. En un siècle (632-732), ils occupèrent tout l’Orient jusqu’à l’Inde, tout le nord de l’Afrique, l’Espagne et, enfin, le sud de la Gaule. C’est le maire du Palais Charles Martel qui arrêta enfin cette invasion des « Sarrasins », comme on les appelait, à Poitiers (732) et les refoula en Espagne.

Durant les siècles suivants, les Arabes, dont la civilisation était beaucoup plus développée que la nôtre à cette époque, répandirent dans les pays conquis les fruits de leurs sciences et de leurs arts. En agriculture, ils apprirent aux gens d’Occident à irriguer les terres sèches, introduisirent de nouvelles cultures (riz, thé, asperge, échalote, artichaut). Leurs industries (étoffes de Damas, cuirs de Cordoue, armes de Tolède, objets de cuivre ciselé, meubles d’ébène enrichis de nacre) firent l’émerveillement de nos féodaux encore grossiers. En architecture surtout, ils réalisèrent des chefs-d’œuvre : palais, mosquées, avec leurs salles innombrables, leurs jardins, leurs jets d’eau, leurs portes d’or ciselé. L’Alcazar de Séville, l’Alhambra de Grenade, la mosquée de Cordoue en Espagne, nous donnent encore l’idée de cette civilisation raffinée.

 

Au XIe siècle, les Turcs musulmans remplacèrent les Arabes à Jérusalem et persécutèrent les Chrétiens. – Dès le début de leurs conquêtes, les Arabes s’étaient emparés du tombeau du Christ à Jérusalem, mais ils en étaient très respectueux et laissaient les chrétiens y venir en pèlerinage. En 1078, de nouveaux envahisseurs, de race jaune, les Turcs s’emparèrent de Jérusalem, et bien plus intolérants que les Arabes, firent subir aux pèlerins chrétiens toutes sortes de vexations et de souffrances.

Ce fut une grande indignation dans toute la chrétienté. La foi était très vive alors et reconquérir le tombeau du Christ sur les « Infidèles » devint pour tous les croyants le moyen d’assurer leur salut. De pauvres gens furent tentés par l’espoir de vivre plus heureux dans des pays lointains et inconnus qu’on disait très riches. Les seigneurs virent, dans une grande expédition guerrière, l’occasion de satisfaire leur goût d’aventures. L’Eglise, qui s’efforçait de les empêcher de se battre entre eux, jugea bon au contraire de les lancer contre les Sarrasins. C’est pourquoi l’idée d’une Croisade suscita l’enthousiasme dans toute l’Europe chrétienne.

 

La première Croisade, prêchée en France par le pape Urbain II et le moine Pierre l’Ermite, aboutit à la prise de Jérusalem et à la formation d’un royaume franc en Palestine (1095-1099). –Au retour d’un pèlerinage, un moine d’Amiens, Pierre l’Ermite, décrivit au pape les souffrances des chrétiens en Palestine. En 1095, le pape Urbain II prêcha la Croisade à Clermont-Ferrand. Aux cris de « Dieu le veut, Dieu le veut », des milliers d’assistants se décidèrent à partir.

Sous les ordres de Pierre l’Ermite et d’un pauvre chevalier, Gautier-sans-Avoir, une première bande de pauvres gens, traînant avec eux leurs femmes, leurs enfants, leurs animaux, leurs meubles, se dirigèrent par la vallée du Danube, vers Constantinople. Arrivés en Asie mineure, ils furent exterminés par les Turcs.

Pendant ce temps, s’organisait la Croisade des seigneurs. Bien armés, bien équipés, mais accompagnés eux aussi d’une foule de non-combattants, peut-être six cent mille en tout, ils se rendirent à Constantinople par quatre routes différentes. La traversée des déserts d’Asie mineure fut longue et épouvantable. Presque tous périrent de faim, de soif, de maladie ou sous les flèches des Turcs. Quarante mille d’entre eux parvinrent enfin à Jérusalem, s’emparèrent de la ville et, sans pitié, firent un affreux carnage de tous les Sarrasins qu’ils y trouvèrent (1099).
Leur chef, Godefroy de Bouillon, organisa la pays en fiefs, avec suzerains et vassaux, comme en France. Lui-même commanda à Jérusalem, mais il refusa de porter une couronne d'or là où, dit-il, le Christ avait porté une couronne d'épines et il se fit appeler simplement le Défenseur du Saint-Sépulcre. Beaucoup de seigneurs rentrèrent en France. Les autres se firent construire de solides châteaux forts. Pour défendre les pélerins, de nouveaux ordres de moines-soldats, tels que les Chevaliers du Temple ou Templiers furent créés. Ainsi la première Croisade avait atteint son but : délivrer le tombeau du Christ et permettre les pèlerinages.
 

2ème leçon : LES AUTRES CROISADES ET LEURS CONSÉQUENCES

 

Les croisades suivantes échouèrent ou furent détournées de leur but religieux. –Il y eut, par la suite, sept autres grandes croisades, organisées tantôt par l’Eglise, tantôt par les rois, mais qui échouèrent pour la plupart. L’ardeur pour les Croisades allait d’ailleurs s’affaiblissant de plus en plus. Des intérêts politiques et commerciaux remplaçaient maintenant le bel élan du début. Seules, les deux dernières, la septième et la huitième, prirent à nouveau le caractère de vraies croisades religieuses. C’est qu’elles furent l’œuvre personnelle du grand roi chrétien.

 

Saint Louis organisa deux croisades en Egypte et à Tunis, qui échouèrent également. –Le tombeau du Christ était retombé aux mains des Sarrasins. Au cours d’une grave maladie, Saint Louis fit vœu d’aller le délivrer. Mais, au lieu de se rendre directement en Terre Sainte, il projeta de s’emparer d’abord de l’Egypte. En 1248, il s’embarqua à Aigues-Mortes, suivi de nombreux chevaliers. Arrivé devant les bouches du Nil, il prit Damiette, mais ce succès resta sans lendemain. L’armée des Croisés fut décimée par la maladie et Saint Louis fait prisonnier (1250). Il dut rendre Damiette et payer une lourde rançon pour obtenir sa liberté et celle de ses compagnons. Apprenant la mort de sa mère Blanche de Castille, il rentra en France. 

Dix-huit ans plus tard, en 1270, malgré tous ses conseillers, malgré même le refus de son meilleur ami, Joinville, qui ne voulut pas l’accompagner, Saint Louis entreprit une nouvelle croisade dirigée contre le sultan de Tunis. Son armée, à peine débarquée, fut atteinte de la peste. Saint Louis lui-même malade, se fit étendre sur un lit couvert de cendres et mourut du terrible mal (1270). Ce fut la dernière des Croisades.

 

Malgré leur échec, les Croisades ont eu de très grandes conséquences. –Ainsi les Croisades avaient échoué au point de vue religieux. Jérusalem devait rester aux mains des Turcs jusqu’à nos jours [?]. Mais si leur but immédiat : délivrer le tombeau du Christ, ne fut pas atteint, elles eurent, par contre, de très importantes conséquences économiques, sociales et politiques.

 

a) Economiques. –Les Croisades remuèrent de grandes masses d’hommes. Des courants commerciaux très intenses en résultèrent entre l’Orient et l’Occident. De nombreux navires sillonnèrent la Méditerranée pour transporter les pèlerins. Les ports de Venise, Gênes, Pise, Marseille devinrent très prospères. Les Croisés rapportèrent en Europe une foule de produits et d’usages nouveaux empruntés à la civilisation musulmane. Le goût du luxe se répandit en Occident et c’est alors qu’on vit apparaître dans les châteaux ou chez les riches bourgeois les étoffes précieuses, les rames ciselées, les lourds tapis, les miroirs, les parfums, les vêtements de soie, de satin, de velours, et, sur la table, les épices d’Asie, les vins de Chypre, le sucre de canne de Syrie.

 

b) Sociales. –Le contact entre Musulmans et Chrétiens leur apprit à se mieux connaître. Les Croisés apprécièrent l’esprit chevaleresque, la courtoisie des sultans, les Sarrasins admirèrent la fermeté et la foi de Saint Louis prisonnier ; les uns et les autres devinrent plus tolérants. On verra même, plus tard, au XVIe siècle, un roi chrétien, François Ier, s’allier avec les Turcs.

En France, les Croisades eurent pour résultat un affaiblissement de la féodalité. Pour entreprendre de telles expéditions, les seigneurs eurent besoin d’argent. Les bourgeois des villes et les paysans des campagnes leur en offrirent en échange de leur affranchissement. Ainsi, pendant que la noblesse s’endettait et s’épuisait, car un grand nombre de seigneurs périrent en Terre sainte, le Tiers Etat prenait de plus en plus d’importance.

 

c) Politiques. –Les rois de France, sauf Saint Louis, ne firent pas des Croisades le principal but de leur politique. Mais ils profitèrent de l’affaiblissement de la féodalité pour fortifier leur pouvoir.

Enfin et surtout, les Croisades où les Français étaient de beaucoup les plus nombreux, firent connaître et apprécier notre pays en Orient. Les Arabes appelaient Francs tous les étrangers venus d’Occident. Et c’est depuis cette époque que, par ses missions, ses écoles, sa langue, sa civilisation, la France a conservé longtemps dans l’Orient musulman un grand prestige et beaucoup d’amitiés.




Suivent un résumé de 25 lignes, 3 dates à retenir, une série de questions et six « lectures documentaires » appuyant les affirmations de l’auteur : charisme des prédicateurs et enthousiasme populaire pour la Croisade, indigénisation des seigneurs latins installés en Orient, noblesse de Saint Louis. Deux extraits du Coran sont cités, l’un qui concerne l'aumône, l’autre « le devoir de combattre l’Infidèle » : « Lorsque vous rencontrerez des infidèles, eh bien ! tuez-les au point d’en faire un grand carnage et serrez fort les entraves des captifs. Tuez-les partout où vous les trouverez et chassez-les d’où ils vous auront chassés, car la sédition est pire que le meurtre. Mais ne les combattez pas auprès de la Mosquée sainte, à moins qu’ils ne vous y attaquent. S’ils se désistent en vérité Allah pardonne ; il est miséricordieux. Mais combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition et que la religion d’Allah soit ! »

 

Les biais de l’auteur sont évidents :

-tout l’intérêt est concentré sur l’histoire d’un pays dont on postule qu’il est à la fois celui des enseignants et des élèves. Ici, l’Islam n’est (brièvement) évoqué que pour permettre au lecteur de comprendre la violence de sa confrontation avec l’Occident croisé. Je relève par ailleurs la phrase « Le contact entre Musulmans et Chrétiens leur apprit à se mieux connaître. » Byzance et l’orthodoxie n’existent pas, faute de rapports suffisants avec « nous ».

-le récit est parsemé de jugements de valeur posés comme légitimes parce que déduits de l'observation de faits sélectionnés et relevant du « bon sens », la scientificité étant alors priée de se tenir à l’écart : fanatisme des Arabes islamisés, compensé par l'éclat de leur civilisation ; grandeur d’âme spéciale des Croisés venus de France (la participation d’autres nations européennes à ces expéditions guerrières est pratiquement tue).  

-les « leçons » qui sont tirées à la fin du texte s’inscrivent dans une téléologie républicaine et patriote, au prix de très importantes distorsions par rapport à la réalité historique. Présenter les Croisades comme l’origine du prestige français au Levant, passe encore. Les envisager comme l’occasion d’un rapprochement fraternel entre Musulmans et Chrétiens, c’est une vision à tout le moins audacieuse. Mais leur faire jouer un rôle dans l’affaiblissement des seigneurs et la montée en puissance du Tiers Etat montre où le systématisme interprétatif peut mener (je relève que le seul terme de « Tiers Etat », employé ici par l’auteur, est anachronique, puisqu’il n’apparaît qu’en 1375, bien après les Croisades donc.)

-de toute façon, l’élève n’est pas invité, ici, à comprendre, mais à apprendre et à croire. Le manuel paraît à cet égard assez décevant par rapport au souci affiché de s’adapter au public des classes de transition -des élèves dont le faible niveau justifie l'emploi de pédagogies actives. Les « questions et travaux personnels » ne font appel chez l’élève à aucune autre faculté que la mémoire ; on lui demande par exemple « Comment s’appelle le Dieu des musulmans ? » ou « Par qui furent organisées les deux dernières Croisades ? »

Il faut tout de même avouer, au bénéfice des auteurs, que leur récit s’acquitte efficacement de sa fonction persuasive. Malgré tous ses biais, il m’a paru très beau dans son alternance d’exposés généraux et de détails frappants, et j’ai aimé son style suranné mais expressif. Des contraintes techniques, depuis surmontées, limitaient considérablement la part de l’iconographie dans les manuels scolaires ; les images étaient en quelque sorte inclues dans le texte. Ozouf et Leterrier écrivent d’ailleurs dans l’introduction de leur ouvrage : « Nous avons voulu que les élèves s’intéressent vraiment à l’histoire. Aussi n’avons-nous pas hésité à fournir dans le texte de nombreux détails pittoresques et précis, des traits caractéristiques et suggestifs. »

 

Je dois confesser une faiblesse coupable pour la leçon dont je viens d’exposer les défauts. Elle témoigne d’une époque où la France avait encore suffisamment de confiance en elle-même pour considérer que son histoire propre devait seule faire partie de la base culturelle commune à tous les enfants sortant de ses écoles. L’homogénéité de la population et un certain consensus politique permettaient la définition d’une vulgate nationale qui, incitant les écoliers à l’identification, leur permettait à leur tour de dire « nous » en parlant du peuple français. Je crois par ailleurs que cette leçon longue, très écrite, peu illustrée, apparemment aride, est au fond plus accessible pour bon nombre d’élèves que les leçons concises et encadrées de belles images qu’on trouve dans les manuels contemporains. Elle raconte en effet une histoire, les concepts n’étant abordés qu’en tant que le récit l’exige. Or la narration est, de tous les procédés qu’il m’ait été donné d’utiliser, le plus efficace à l’égard des élèves médiocres, et pratiquement le seul qui puisse les persuader de donner une chance à l’enseignant et au savoir que porte ce dernier. Il est vrai que cela peut à la longue encourager une attitude passive d’auditeur pur. Mais je crois qu’un auditeur passif vaut sensiblement mieux qu’un élève décroché, qui repousse avec ennui les instruments pédagogiques pourtant si modernes et si bien pensés que vous lui mettez entre les mains.

 

A titre de comparaison, j’ai feuilleté un autre manuel, postérieur de dix ans à celui d’Ozouf et Leterrier : il s’agit du manuel Delagrave pour la classe de cinquième, de la collection Aldebert-Kienast (1978). La couverture atteste d’emblée du rééquilibrage programmatique : on y voit une silhouette partagée en deux avec, à gauche, le Taj Mahal, et à droite, une enluminure chrétienne.


Sur les 19 leçons d’histoire, 8 concernent des civilisations extra-européennes, avec des titres tels que « Les grandes lignes de l’histoire de l’Inde du IXe au XVIe siècle » ou « La civilisation chinoise ». En cinquième ! Une seule leçon concerne spécifiquement la France (« L’art français du XIe au XVe siècle ») ; le reste du temps, on parle d’autres pays (« Les Portugais et la route des Indes »), de l’Occident (« La société féodale en Occident au XIe siècle »), ou de l’Europe (« Vers une nouvelle société en Europe »).

Faute d’une leçon spécifiquement consacrée à la monarchie française, Louis IX n’est évoqué, dans la leçon consacrée à « l’évolution de la société féodale », que par cette seule phrase : « saint Louis (1226-1270), exemple parfait du chevalier chrétien, imposa à tout le royaume le respect de la monarchie en rendant une stricte justice. » Le roi de France bénéficie ainsi d’un traitement équivalent à ceux de Tamerlan et Khoubilaï Khan. Quant aux croisades, elles ne sont évoquées que d’une phrase, dans la leçon consacrée à l’Eglise : « Cette influence de l’Eglise sur la société explique qu’elle put, à partir du XIe siècle, lancer le monde occidental, avec les Croisades, à la reconquête de Jérusalem sur les ‘Infidèles’. » Le ton malveillant de cette phrase montre que l’anticléricalisme est l’une des rares constantes des manuels scolaires de l’après-guerre.

En revanche, l’Islam est traité dans deux chapitres : « Le monde musulman après Mahomet » et « La civilisation musulmane » (et il en est de nouveau question dans les pages consacrées à l’Inde). Voici le début de la première leçon :


« Les empires islamiques.


Au VIIe siècle, dans le désert d’Arabie, Mahomet, se présentant comme le dernier des prophètes, avait fondé une nouvelle religion, l’Islam, dont le Coran exposait la doctrine. Mahomet avait demandé à ses fidèles, les Musulmans, de convertir les autres peuples. Ils se lancèrent donc à la conquête du monde et, en moins d’un siècle, constituèrent un immense empire allant de l’Inde à l’Espagne, dont le chef, à la fois politique et religieux, le calife, résida d’abord à Damas. En 750 le pouvoir passa entre les mains de la puissante famille des Abbassides, installée à Bagdad. L’empire arabe, sous une solide administration, connut alors une brillante civilisation.

Mais, trop vaste, cet empire devait bientôt se morceler en plusieurs Etats aux frontières instables. Au Xe siècle sa partie orientale passa sous le contrôle d’un peuple nouveau venu, les Turcs Seldjoukides qui, avec l’Islam, adoptèrent la civilisation arabe. A la fin du XIe siècle, la côte de Syrie subit les attaques des Chrétiens d’Occident, les Croisés, qui furent finalement repoussés. Puis, au XIIIe siècle, Perse, Syrie et Mésopotamie furent quelques temps submergées par la terrible invasion mongole. Mais, en dépit de ces vicissitudes, l’unité de la civilisation musulmane subsista. »


Je trouve ce texte lourd. Le premier paragraphe est manifestement articulé autour de concepts que l’élève doit comprendre et mémoriser pour pouvoir les réutiliser par la suite. Le second est une succession de faits sans rapports les uns avec les autres, dont aucun, d’ailleurs, n’est expliqué ni approfondi (ce qui fait que les Croisades prennent l’aspect d’une incompréhensible intrusion). Le style est incertain, oscillant entre le désir d’une simplicité terre-à-terre et la nostalgie maladroite du beau style (« vicisssssssssitudes »).

Les illustrations, en revanche, sont abondantes. Les progrès de la reprographie permettent de faire figurer dans le manuel des cartes en couleur et de nombreuses images en grand format, par exemple de magnifiques miniatures. Les questions posées aux élèves ne portent plus sur la leçon, mais sur ces illustrations, et elles ne font plus appel à leur mémoire mais à leur esprit d’analyse.

Je suis tout de même frappé par la maladresse des exercices : questions trop difficiles, énoncé intégrant des notions que le manuel n’explique nulle part, exercice d’imagination plaçant l’élève dans la pénible alternative de la paraphrase ou de l’affabulation. –Bref, les méthodes pédagogiques modernes ne donnent alors que des résultats médiocres ; et encore, elles bénéficient des progrès techniques accomplis dans le domaine de l’imprimerie, sans lesquels on serait tenté de parler d’un net recul intellectuel. Si on veut défendre ces méthodes, on dira qu’elles n’ont été qu’imparfaitement appliquées…

 

On voit donc se succéder deux écoles : la tradition est gallocentrique, narrative et fait essentiellement appel à la mémoire des élèves ; la modernité est cosmopolite, analytique et elle demande aux apprenants de réfléchir. Il est intéressant de noter que ces deux camps ont par la suite mené des offensives successives sur le programme et les méthodes suivis, dans un long mouvement de balancier. A l’heure actuelle, en classe de cinquième, trois leçons sur neuf sont consacrées à la France, quatre à l’Occident ; les deux dernières concernent l’Empire byzantin et le monde musulman. Ce dernier cours doit durer quatre à cinq heures et traite d’un seul tenant la vie de Mahomet, son message, la constitution de l’Empire islamique et sa civilisation. L’étude des Croisades est reportée à la fin du cours sur l’Eglise médiévale, à côté d’autres manifestations de l’expansionnisme catholique telle que la Reconquista ou la conversion des peuples de l’Europe du Nord. Saint Louis est généralement évoqué à travers la lecture « patrimoniale » des écrits de Joinville, dans le chapitre consacré à l’évolution de la monarchie française au Moyen Âge. Un rééquilibrage s’est donc opéré au bénéfice de l’histoire nationale et européenne. Mais du point de vue méthodologique, la victoire des modernes est complète. Les leçons sont plus que jamais articulées autour de concepts et les exercices, beaucoup mieux conçus qu’autrefois, stimulent toutes les capacités des élèves : observation, analyse, esprit critique, rédaction (seule leur mémoire paraît au fond peu sollicitée). Le récit est quant à lui relégué dans les marges, dans des excursus qui ont l’air de concessions faites à l’immaturité des élèves les moins avancés. 

 

Qu’en sera-t-il à l’avenir ? A partir de la rentrée 2009, le cursus d’histoire-géo sera toiletté, comme j’ai déjà eu l’occasion de vous le dire ici et . Du côté des programmes, les modernes prennent leur revanche : l’histoire de l’Inde et de la Chine, par exemple, effectuera son retour après quelques années d’absence ; des regroupements thématiques seront opérés au détriment de la progression chronologique classique (on étudiera ainsi les trois monothéismes l’un à la suite de l’autre). En revanche, les méthodes semblent opérer un prudent retour vers la tradition. Le document qui nous a été soumis par le Ministère en avril précise en effet : « Il convient non seulement de varier les modalités d’utilisation des documents mais aussi d’accorder une place au récit par le professeur : sa parole est indispensable pour capter l’attention des élèves grâce à un récit incarné et pour dégager l’essentiel de ce qu’ils doivent retenir. » L’importance accordée aux études de cas, au détriment de l’encyclopédisme, peut être interprétée dans le même sens. On étudiera par exemple la Grèce des savants à travers l’exemple d’Hippocrate, d’Aristote ou d’Archimède (ou bien encore d’Eratosthène, mais je crois franchement qu’il ne fera pas le poids par rapport aux trois autres, ce bouffon). Enfin, les trois compétences requises en histoire au collège seront désormais « connaître et utiliser des repères », « décrire » et « raconter ». Ces compétences mnémotechniques et rhétoriques paraissent typiques d’une pédagogie traditionnelle. « Expliquer », en revanche, n’apparaît pas.  

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29 juillet 2008 2 29 /07 /juillet /2008 22:55

En farfouillant dans la réserve, j’ai retrouvé quelques anciens manuels d’histoire. Le plus vieux de tous est celui-ci :




Quelques observations :

-la rue Férou, où sont encore sises les éditions Belin, est l’une des plus belles de Paris. Elle va de la place saint-Sulpice aux jardins du Luxembourg, ce qui diminue un peu son mérite. Mais elle se montre précisément très modeste dans un tel voisinage : courte, étroite et vide de tout monument historique, elle n’offre rien que ses pavés, ses murs blancs et un calme propice aux rêves.


-un seul élève a laissé son nom sur le manuel (on peut d’ailleurs le lire en haut à gauche de la page de garde) : il s’agit d’un certain Alain Toquet, qui doit avoir dans les 54 ans aujourd’hui. Alain, si tu nous lis…

-conforme au « programme officiel du 24 juillet 1947 », ce manuel a été imprimé en… décembre 1967. Vingt ans sans changement de programme !

-je ne savais pas ce qu’étaient les « classes de transition », ni les « classes de fin d’études primaires ». Pour le savoir, j’ai fait une recherche dont voici le résultat.

Il faut commencer par un petit flachebaque. Depuis l’époque de Jules Ferry et la proclamation du principe de l’enseignement gratuit et obligatoire de tous les jeunes Français, le système scolaire était divisé dans notre pays en deux filières. Les enfants des milieux populaires étaient accueillis dans des classes primaires élémentaires de 6 à 13 ans ; c’est à la fin de ce cycle qu’ils passaient le certificat d’études. Les mieux doués pouvaient poursuivre leur scolarité dans des écoles primaires supérieures. Seul un nombre très restreint de méritocrates boursiers s’infiltraient dans l’autre filière, celle que fréquentaient les enfants de la bourgeoisie et des classes moyennes aisées en plein développement. C’étaient les collèges et les lycées, précédés par des classes élémentaires, connues sous le nom de « petit lycée », où l’on apprenait le latin dès l’âge de 9 ans. L’objectif de ceux qui suivaient ce cursus était l’obtention du baccalauréat.

Au fil des ans, de multiples réformes rapprochèrent les deux filières. En 1941, collèges et classes primaires supérieures étaient fusionnées –le lycée conservant encore son caractère distinct. Le certificat d’études primaires ne s’adressait plus dès lors qu’à la minorité d’élèves qui n’était pas rentrée au collège. Cependant cette minorité représentait encore dans les années 50 quelques centaines de milliers d’écoliers, qui continuaient de passer leur certif’ au terme d’une année en classe de fin d’études primaires (nous y voilà). L’examen, concentré sur une seule journée, comportait de nombreuses épreuves : rédaction (10 points), orthographe (20 points) et lecture (5 points) ; mathématiques (20 points) et calcul mental (5 points) ; sciences et histoire-géographie (chacune sur 10 points) ; dessin, travaux manuels ou couture (10 points) ; chant ou récitation (5 points). L'écriture était évaluée sur 5 points.

En 1959, la scolarisation (déjà étendue par le Front populaire) devint obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans. C’est à partir de cette période que le certificat d’études disparut graduellement. Les collèges d’enseignement secondaires (CES) furent créés quatre ans plus tard pour faire face à cet allongement de la durée de la scolarité et donc du nombre d’élèves. Tous les écoliers de 11 à 14 ans étaient désormais accueillis dans un même établissement, selon le principe de la sectorisation. Cependant les CES s'organisaient en filières, qui perpétuaient l’ancienne dichotomie classes primaires / classes de lycée. Les élèves de type I étudiaient de la sixième à la troisième dans les lycées et devaient tout naturellement passer en seconde de lycée. Les élèves de type II étudiaient de la sixième à la troisième dans les collèges, passaient le BEPC (qui tendait de plus en plus à remplacer le certif’) puis s’orientaient dans des structures d’enseignement plus courtes pour y préparer un CAP ou un BEP. Les élèves de type III, souvent en difficulté, étaient regroupés en classes de transition et poursuivaient généralement leurs études après une cinquième en collèges techniques. Il existait des passerelles pour passer du type I au type II ou du type II au type III, mais je pense qu’elles ne devaient pas être bondées. C’est seulement en 1975, avec la loi Haby instituant le collège unique, que les « filières » disparurent –si on excepte toutefois les SEGPA, qui me paraissent les héritières directes des classes « de type III » (pour ne pas dire du troisième type). Les « maîtres » des classes de transition étaient d’ailleurs des instituteurs spécialisés, tout comme aujourd’hui les enseignants en SEGPA.

De ce qui précède, il ressort que les classes de fin d’études primaires, et plus encore les classes de transition, accueillaient essentiellement des élèves ayant montré peu de disposition pour l’étude –ceux qui avaient un niveau minimal passaient au collège, comme appartenant au « type I » ou au « type II ».

Les classes de transition (qui n’ont existé que de 1963 à 1975) semblent avoir été au centre d’un débat particulièrement intéressant. On y envoyait, pour reprendre les termes des instructions officielles (15 juillet 1963), des élèves « qui, pour des raisons diverses, souffraient d’un retard scolaire sans pour autant relever des classes de perfectionnement » (destinées aux déficients intellectuels) ; des éléments « sous-instruits et néanmoins doués et d’autres élèves dont certaines aptitudes (mémoire, attention) sont, parfois provisoirement, de niveau médiocre. » Or, ces écoliers en situation d’échec précoce, on souhaitait en même temps, par souci démocratique, les scolariser aussi longtemps que les autres et leur faire acquérir un corpus de connaissances indispensables. Pour s’acquitter de cette mission difficile, on invita officiellement les enseignants de ces classes à y appliquer les théories pédagogiques les plus modernes : ils ne devaient pas hésiter à y pratiquer des expérimentations audacieuses. On lit ainsi dans la source déjà citée : « L’individualisation des tâches devra être opérée le plus fréquemment possible. A défaut on devra constituer dans la classe des groupes de travail en tenant compte des niveaux différents de connaissances et des différences d’aptitude, groupes qui ne doivent pas être rigides d’ailleurs ; tel enfant peut être dans le groupe des ‘forts’ en orthographe, dans celui des ‘faibles’ en calcul. Si le maître est informé des techniques modernes d’enseignement, s’il a pu se procurer des fiches de travail, s’il sait les utiliser, il aura réuni des éléments pédagogiques susceptibles de lui apporter d’excellents résultats. Une éducation des élèves sera recherchée quant à l’organisation de leur propre calendrier du travail ; on les habituera progressivement et avec prudence à répartir leur travail sur plusieurs journées. » Différenciation et travail à la carte, autonomie des élèves (notamment à travers l’utilisation de fiches limitant le rôle de l’enseignant à la distribution des consignes et de la correction), travail en petit groupe, gestion par chacun de son agenda : avec ce type de pédagogie, on s’éloignait on ne peut plus du cours magistral et du par-cœur encore largement pratiqué dans la plupart des classes « normales ». Un autre objectif des classes de transition était le décloisonnement des tâches intellectuelles et manuelles, au travers notamment des « activités d’éveil » (on laisse le champ libre à la spontanéité créatrice de l’enfant, sous la surveillance discrète de l’adulte). On comprend que les disciples de Célestin Freinet se soient alors beaucoup dépensés pour promouvoir les techniques de leur maître à penser dans ce cadre.

Le 18 septembre 1964, une circulaire précisait les instructions officielles en matière méthodologique. On y lisait notamment : « On se règlera sur l’intérêt immédiat et la capacité d’attention spontanée des enfants » ; et un peu plus loin, à propos de l’apprentissage de repères tels que les grandes dates historiques : « l’exercice répété journellement assurera leur enregistrement. On abandonnera par contre le système traditionnel des leçons à apprendre à la maison ». MM. Ozouf et Leterrier, auteurs du manuel d’histoire qui est à l’origine de cet article, ont manifestement fait de leur mieux pour s’adapter aux spécificités du « type III ». Ils écrivent en effet dans leur introduction : « Par son caractère essentiellement documentaire (…), par l’appel constant, à la fin de chaque chapitre, à l’activité personnelle des élèves (…), [notre livre] est entièrement dans l’esprit des nouvelles ‘classes de transition’. » Les propositions de travaux personnels qui concluent chaque chapitre suggèrent « un grand nombre de recherches à la portée des élèves, en particulier dans le domaine de l’histoire locale, favorisant ainsi, dans la mesure du possible, l’application des méthodes actives dans cet enseignement. » L’abondance annoncée des lectures documentaires et des illustrations devait elle aussi stimuler l’imagination et l’intelligence des élèves. Je fournirai dans le billet suivant de ce blog un exemple de leçon tiré du manuel en question. Vous pourrez ainsi vous rendre compte que les efforts accomplis pour rendre la matière attrayante sont encore, en réalité, bien timides.

Il y avait peut-être une once de cynisme chez ceux qui délivrèrent des consignes aussi favorables à la modernité : sur les cancres, on ne craignait aucunement de faire des essais risqués ; au point où ils en étaient… Du reste, les sociologues marxisants des années 60 et 70 se déchaînèrent contre ces dispositifs. Dans leur ouvrage L’école capitaliste en France (1971), Christian Baudelot et Roger Establet posent en principe que les classes de transition sont des filières-rebut, des « écoles de pauvres ». Par l’intermédiaire de prétendues « méthodes actives » ou « non-directives », « on s’ingénie à [y] faire travailler les élèves le moins possible » et à les « infantiliser » en leur distribuant une culture au rabais, afin de mieux les préparer à se soumettre à une bourgeoisie passée, elle, par un enseignement aux méthodes beaucoup plus classiques. Plus libres dans leurs classes, les élèves n’en sont pas moins formatés pour devenir les futurs OS du capitalisme contemporain. Kristine Wagner et René Warck écrivent quant à eux, dans Les déshérités de l’école (1973, ouvrage spécifiquement consacré aux classes de transition) :
« Quant aux maîtres eux-mêmes, déjà enclins par leur formation antérieure à ne penser les problèmes de l'école que dans l'horizon de l'école et fortement poussés par leur formation complémentaire à "pédagogiser" plus encore, ils sont les agents d'autant plus efficaces de l'idéologie que tout les invite à ne considérer leurs élèves que sous l’angle de la "sollicitude" qu'on doit aux laissés pour compte. Ils ne sont pas les fourriers volontaires et conscients de l'idéologie bourgeoise, mais les dupes de la dernière ruse inventée par le système : leur donner l'apparence du champ libre, ouvert à des expériences novatrices, quand ce champ n'est que l'effet ultime, le dernier terme de la séparation scolaire ». Les enseignants pédagogues étaient donc, selon ces critiques, des complices objectifs d’un système oppressif qu’il ne fallait aucunement prétendre améliorer par des innovations d’ordre technique mais révolutionner de fond en comble.

En 1975, la loi Haby institue le collège unique. C’en est fini des classes de transition –les résultats obtenus n’ayant manifestement pas plaidé en faveur de leur maintien. (Il faut cependant relever que certains dispositifs proches, tels que les « Classes pré-professionnelles de niveau », perdurent jusqu’au début des années 90.) Tous les élèves seront désormais scolarisés dans les mêmes établissements et dans les mêmes filières, jusqu’à l’âge de 15 ans. Quelles méthodes retenir pour ce nouveau tronc commun ? Celles, si peu convaincantes, qui furent expérimentées dans les classes de transition, ou celles, si solides mais si décourageantes pour une minorité croissante d’élèves, que l’on avait continué d’appliquer dans les classes normales ?
Pour disposer d’un premier élément de réponse, il suffit de se rappeler que les Zones d’éducation prioritaire sont créées par une circulaire de juillet 1981. Il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour présenter cette initiative politique comme la réintroduction subreptice de filières dans un système scolaire unifié depuis à peine six ans. Mais l’idée que la pédagogie suivie dans les écoles de ZEP devait être adaptée à la spécificité de son public s’est d’emblée fait jour : les instances
en appelèrent en effet dès 1981 « à la mobilisation et à l’initiative des acteurs et équipes ‘de terrain’ plutôt que de leur fixer des orientations de travail, dans une démarche inédite jusque là en France en matière de politique éducative, (…) démarche qui posait le niveau local comme l’unité la plus pertinente de traitement des difficultés scolaires, et d’élaboration de projets éducatifs adaptés à ces difficultés. » (Source)

Je laisse le lecteur conclure comme il le souhaite.

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18 juillet 2008 5 18 /07 /juillet /2008 10:55


La fondation Télémaque a été créée il y a trois ans, à l’initiative de Henri Lachmann, président du conseil de surveillance de Schneider Electric. Je ne connais pas le dessous des cartes mais il est vraisemblable qu’il a bénéficié de l’aide de son ami Claude Bébéar, patron semi-officiel du capitalisme français. Ces deux décideurs passent pour avoir beaucoup réfléchi à la responsabilité sociale des entreprises. Le constat mille fois formulé sur la panne de l’ascenseur social français les a amenés à s’intéresser aux bons élèves des zones d’éducation prioritaire ; ils souhaitaient faciliter leur réussite scolaire et personnelle, en espérant que cela leur permettrait ultérieurement de faire des carrières conformes à leurs aptitudes et à leur travail.
Grâce aux bonnes fées qui se sont penchées sur son berceau Gucci, la fondation rassemble actuellement une douzaine de très grandes entreprises françaises (AXA, Total, PPR, Darty, etc) qui lui fournissent ses moyens matériels et humains. Son comité exécutif comporte également des représentants du Ministère de l’éducation nationale et de la Fondation de France.

Concrètement, voici comment les choses se passent. L’établissement intéressé par le dispositif –généralement un collège- choisit, parmi ses élèves, ceux qui lui paraissent le plus méritants. Les trois critères généralement retenus sont une moyenne générale supérieure à 16/20, un comportement impeccable et la qualité de boursier d’Etat, même si on peut se montrer flexible sur le premier et le troisième points. Ils ne sont pas très nombreux à avoir le profil : à Djerzinski, nous en avons repéré 8 sur les 400 élèves des niveaux 5e et 4e. Ces brillants sujets sont alors pris en charge par un binôme constitué par un professeur référent et un tuteur d’entreprise (tous deux bénévoles). Le premier aide à déterminer les besoins de l’enfant, dans tous les domaines, et il vérifie régulièrement que les résultats scolaires ne baissent pas. Le second suit une « feuille de route » (on en trouvera un modèle ici) où sont précisés les objectifs visés et les moyens de les atteindre. Sur son temps libre, le tuteur rencontre régulièrement son ou sa filleul(e), le sort, l’emmène au théâtre ou au cinéma, lui fait visiter sa boîte, etc. La fondation met une réserve de 2.300 euros annuels à la disposition de chacun de ses protégés et cette somme, gérée le plus souvent par l’intendant du collège, est dépensée au fur et à mesure des ordonnancements du tuteur. Elle peut servir à acheter des livres, un ordinateur, un accès Internet, un abonnement au cinéma, un séjour linguistique. Parmi les professionnels impliqués dans le dispositif, les plus débrouillards réussissent même à mettre à contribution leur comité d’entreprise, et à faire bénéficier l’élève des prestations fournies par celui-ci.

L’objectif d’ensemble est d’ouvrir les horizons des bénéficiaires, et, comme on l’a dit plus haut, de les aider à construire leurs projets personnels et professionnels. Même si cela n’est pas spécifié clairement dans les documents produits par la Fondation, il me semble qu’il s’agit aussi d’abaisser la barrière des préjugés séparant deux mondes : celui des gamins des quartiers populaires et celui des grandes entreprises privées. On incite les élèves à se montrer ambitieux en leur montrant que leurs qualités personnelles sont reconnues en dehors du monde scolaire et que les préjugés dont ils seront certainement victimes à un moment ou à un autre ne constituent pas un obstacle insurmontable. On veut aussi leur donner comme instruments de leur réussite future un embryon de réseau, quelques notions de ce qu’est le monde des cadres sup’, et deux ou trois éléments de « savoir-être » (on ne mâche pas de chewing-gum quand on parle avec quelqu’un à qui on veut faire bonne impression, etc). En contrepartie, les professionnels qui se sont portés volontaires pour parrainer un élève doivent souvent modifier en profondeur leur idée de ce qu’est la vie d’un jeune des quartiers populaires au fur et à mesure qu’une relation de confiance se construit et que les échanges deviennent plus sincères. Les choses, d’ailleurs, ne sont pas toujours simples au début : un tuteur m’a confié qu’il n’avait pas encore réussi à établir le contact avec sa « filleule », qui ne le regarde jamais dans les yeux, ne lui répond que par monosyllabe, ne paraît jamais intéressée par ce qu’on lui propose, jamais contente de ce qu’on lui offre. « J’ai l’impression d’avoir un hérisson entre les mains », a-t-il résumé. Je lui ai fait observer que, quand un hérisson est en boule, c’est généralement parce qu’il a peur.

Il faut dire que la Fondation permet d’autres rencontres improbables : celles qui ont lieu entre les profs en ZEP et les salariés d’AXA ou de PPR. Le 18 juin, une journée était organisée à Paris, où tous les acteurs du projet étaient conviés. Je dois dire que j’ai été enchanté d’y rencontrer des cadres qui, en plus des qualités attendues (dynamisme, méthode, pragmatisme), ont témoigné du plus profond respect pour notre travail et d’un vif désir de nous aider d’une façon ou d’une autre dans l’accomplissement de notre mission. Ils correspondaient on ne peut moins au cliché du col blanc arriviste, égocentrique et borné par des convictions ultra-libérales. De mon côté, j’espère que mes collègues et moi-même avons tranché avec la caricature du prof passif, grincheux et hostile à l’égard de tout ce qui n’est pas garanti 100 % public. Il est vrai que, d’un côté comme de l’autre, nous étions des volontaires, ce qui garantissait nos bonnes dispositions.

La Fondation Télémaque ne peut pas encore évaluer son action : certains des objectifs qu’elle s’est fixés ne sont pas quantitatifs (épanouissement personnel des élèves), d’autres ne pourront donner lieu à des mesures crédibles que dans quelques années (résultats au bac, orientation ultérieure et réussite professionnelle globale). A ce jour un peu plus de 150 élèves bénéficient du dispositif, ce qui est un chiffre encore bien modeste. Cependant la demande est forte et la Fondation paraît en pleine expansion. De nouvelles entreprises la rejoignent ; de nouveaux établissements scolaires manifestent leur intérêt. La Fondation souhaite s’implanter dans des régions où elle est à ce jour peu présente, comme le Nord-Pas-de-Calais, et développer la filière professionnelle qu’elle a ouverte à la rentrée 2007 en reconnaissance de la diversité des formes de l’excellence scolaire.

Cette croissance même pose pour l’avenir plusieurs problèmes.

-D’abord, la fonction de tuteur, qui demande un investissement personnel important sans aucune contrepartie matérielle, ne suscite pas énormément de vocations dans les entreprises partenaires. Les trois salariées de la Fondation doivent constamment relancer leurs contacts pour recruter des bonnes volontés. Et quand celles-ci finissent par se manifester, d’autres difficultés peuvent apparaître. Ainsi, j’ai demandé à être le référent scolaire d’une élève de cinquième et je connais depuis trois mois le nom de sa tutrice. Mais il a été à ce jour impossible de convenir d’un rendez-vous entre elle, moi, l’élève en question et sa mère. Cette personne a manifestement un agenda démentiel. Du coup, les choses restent en l’air, et rien ne dit qu’elles deviendront plus concrètes par la suite. 

-La plupart des élèves sont flattés et honorés de voir leur travail ainsi récompensé ; leurs familles reçoivent avec encore plus de fierté cette distinction, qui les consacre de façon quasi-officielle comme de bons éducateurs. Mais il arrive également que les adolescents ainsi favorisés réagissent avec méfiance, voire avec hostilité. Ils ne veulent pas qu’on les fasse sortir du rang ; ces rencontres épisodiques avec des gens si différents de ce qu’ils sont (messieurs encravatés, dames en tailleur) les indisposent. Un des élèves désignés dans mon collège a rapidement jeté l’éponge, contre l’avis de sa famille. D’après ce que je sais, il trouvait tout cela bien ennuyeux : il avait fait ce qu’on lui demandait en se montrant excellent élève, maintenant il demandait qu’on lui fiche la paix et qu’on ne le pousse pas vers une échelle où il n’avait aucune envie de grimper. Difficile de dire si l’attitude de ce jeune rebelle traduit un excès ou un défaut de maturité. Elle préfigure en tout cas l’un des dilemmes auxquels seront confrontés tuteurs et référents scolaires quand leurs poulains auront grandi. Faut-il pousser ces élèves vers les filières d’excellence, en considérant qu’elles leur sont destinées et qu’ils ont en quelque sorte le devoir social de s’y engager, ou bien les laisser faire ce qu’ils veulent, même si leurs projets sont modestes et qu’ils résultent en partie d’un travail d’auto-censure ? La question est délicate.

-Enfin, de fortes réticences peuvent également s’exprimer en salle des professeurs. Un chef d'établissement présent lors de la journée du 18 juin nous a raconté qu’il avait été confronté chez lui à une vive hostilité d’une partie du corps enseignant, qui l’accusait d’avoir fait rentrer le MEDEF au collège. A Djerzinski, Mme Léostic et moi-même avons recruté les référents scolaires dans la plus grande discrétion, pour ne pas susciter de contestation a priori contre ce dispositif. Quand les informations ont commencé à filtrer, certains ont résumé le dispositif à la formule « Cet élève est sponsorisé par Total ». Un collègue est venu me demander de lui expliquer de quoi il retournait exactement. Il m’a écouté, puis m’a demandé : « Et pour les nuls, ils proposent quoi ? » « Mais, excuse-moi, pour les nuls, l’Etat a déjà fait tout ça », lui ai-je répondu en montrant d’un geste large le collège autour de nous. « On ne peut pas s’occuper un peu des bons élèves de temps en temps ? » Nous ne nous sommes pas compris.

Je dois dire que j’ai, moi aussi, eu des doutes sur ma participation à ce dispositif. Il est en effet très tentant de considérer que l’argent investi dans de bonnes œuvres comme la Fondation Télémaque permet aux entreprises qui y prennent part de s’acheter un alibi social à très bon marché, tout en persévérant dans des comportements prédateurs qui fragilisent la société dans son ensemble. Dans la balance des symboles, ces actes de mécénat doivent compenser la pollution, l’emploi précaire, l’injuste répartition des bénéfices. Le système scolaire public est rendu inopérant par les coupes sombres que pratique un gouvernement ami des grandes entreprises ; mais les élèves méritants seront hélitreuillés hors de cette catastrophe éducative par les aumônes et le coaching que voudront bien dispenser ces mêmes sociétés. Oui, il est tout à fait possible de voir Télémaque comme une forme de privatisation douce de la scolarité des bons élèves, et ce, à l’intérieur même de l’école publique ! Et dire que l’on ne mange pas de ce pain-là est une attitude compréhensible et respectable.

Mais j’ai choisi de prendre ce pain. Tant pis pour la pureté. Franchement, je ne vois pas trop, à l’heure actuelle, quelle autre nourriture distribuer à mes meilleurs élèves ; à ceux dont j’ai déjà dit, ailleurs sur ce blog, la situation terriblement injuste, eux qui sont presque des intrus dans mes classes. Il faut être pragmatique. Il me paraît évident que l’avenir est au partenariat avec des instances extérieures à l’école. Ce partenariat prendra peut-être, dans un avenir proche, la forme d’une invasion. Dans l’immédiat, elle ressemble plutôt à un contrat à la portée limitée, dont les signataires éprouvent l’un à l’égard de l’autre méfiance et curiosité. La société cotée en bourse a pour l’instant le visage souriant d’hommes et de femmes de bonne volonté, et j’ai serré la main de plusieurs d’entre eux.

Ma petite Leila, c’est pour toi que j’y vais. Je suis fier que tu m’aies accepté pour référent scolaire. Il y a un an, nous professeurs ne croyions pas vraiment en toi : tous nous te voyions comme une fille studieuse mais limitée ; dans le bulletin trimestriel, nous qualifiions ton travail d’honorable. Tu as peut-être perçu ce que cet adjectif avait de condescendant et tu savais que tu valais mieux que lui, alors tu as travaillé, travaillé, travaillé encore. Aujourd’hui, tu es devenue une des meilleures élèves du collège. Et ce qui est remarquable, c’est que ton travail acharné ne t’a pas seulement permis de retenir tes leçons par cœur comme un automate imbécile ; non, tes efforts ont ouvert ton intelligence, et aujourd’hui tu es peut-être mon élève la plus fine. Tu comprends la nuance des mots, tu t’en sers avec précision et parfois avec force : c’est une qualité rarissime dans notre collège. Tu as soif de comprendre et de savoir. Tu désires ardemment être la meilleure en tout ; j’espère qu’un jour, ton goût de l’étude s’appuiera sur une base plus solide que le seul esprit de compétition. Mais en attendant que cette maturité te vienne, je puis attester que tu es aussi l’une des jeunes files les plus polies, les plus prévenantes, les plus aimables qu’il m’ait été donné de rencontrer, quel que soit le lieu ou le milieu social. Tu es quelqu’un de bien. Je sais aussi les conditions parfois pénibles dans lesquelles tu grandis et je n’en ai que plus d’admiration pour toi. Leila, j’espère que la Fondation Télémaque t’apportera des choses que ni tes parents, ni tes professeurs ne peuvent te donner. J’espère aussi qu’elle t’aidera à devenir ce que tu voudras être. Bonne chance.
 

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3 juillet 2008 4 03 /07 /juillet /2008 15:32

La réserve est une petite pièce que se partagent les professeurs d’histoire-géographie et de français. Les premiers y déposent cartes et revues, les seconds y stockent les romans qu’ils achètent par série de 25 pour les faire lire à leurs classes. Je me suis attardé aujourd’hui dans la pièce, parce que j’avais du rangement à y faire (et aussi parce que j’aime son air poussiéreux et solitaire) ; et je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un coup d’œil sur les bouquins choisis par mes collègues. Parmi eux, mon attention a été particulièrement attirée par :

 

Annie Jay, A la poursuite d’Olympe, Le livre de poche jeunesse. Quatrième de couverture : « A Paris, en 1683, une fille qui choisit la liberté, ça ne se voit pas tous les jours. Fuir le couvent, les sombres intrigues de la cour de Louis XIV et devenir femme du peuple, cela ne se fait pas. Et pourquoi pas ? Pour Olympe, ce n’est que le début de l’aventure. » A côté figure un autre résumé, en petits caractères : « Au 17e siècle, une jeune fille de la noblesse ne peut sortir de sa condition et bouleverse les conventions. Seule la littérature et le talent d’Annie Jay le permettent. »

 

Olaudah Equiano (adaptation d’Ann Cameron), Le prince esclave (une histoire vraie), Rageot éditeur. « Fils d’un roi africain, Olaudah est enlevé à l’âge de onze ans par des trafiquants d’esclaves. Il découvre la souffrance et les privations sur les navires de guerre et dans les plantations, au service de différents maîtres qui l’achètent et le revendent sans scrupules. Mais Olaudah est bien décidé à reprendre le contrôle de son destin. Au bout du voyage, il y a peut-être la liberté… »

 

Roald Dahl, Matilda, Folio Junior. « A l’âge de cinq ans, Matilda sait lire et a dévoré tous les classiques de la littérature. Pourtant, son existence est loin d’être facile, entre une mère indifférente, abrutie par la télévision et un père d’une franche malhonnêteté. Sans oublier Mlle Legourdin, la directrice de l’école, personnage redoutable qui voue à tous les enfants une haine implacable… »

 

Christian Grenier, Virus L. I. V. 3 ou la mort des livres, Le livre de poche jeunesse. « Le gouvernement des Lettrés a interdit les écrans et promu la lecture obligatoire. Face à cette tyrannie, les Zappeurs se révoltent : ces jeunes des banlieues, adeptes de l’image, propagent un virus qui efface les mots à mesure qu’ils sont lus. Seule Allis est capable d’identifier l’inventeur du virus et de trouver un antidote… »

 

Jules Vallès, L’enfant (extraits), Garnier Flammarion, Etonnants classiques. « Jacques Vingtras est un enfant du XIXe siècle. Fougueux et turbulent, il est souvent malheureux au collège et incompris par ses parents. » Dans le chapitre « Au collège » : « Il donnait, comme tous les collèges, comme toutes les prisons, sur une rue obscure (…) le collège moisit, sue l’ennui et pue l’encre ; les gens qui entrent, ceux qui sortent, éteignent leur regard, leur voix, leur pas, pour ne pas blesser la discipline, troubler le silence, déranger l’étude.

Quelle odeur de vieux !... »

 

Jacques Prévert, Paroles, Folio plus Classiques. Le plus mauvais poète du XXe siècle, coupable de calembours dont Pierre Dac aurait eu honte, est sans doute repêché en raison de son antimilitarisme et de sa haine forcenée de la religion chrétienne.

 

Emile Zola, Au bonheur des dames, Folio classique. « (…) L’exploit du romancier est d’avoir transformé un épisode de notre histoire économique en aventure romanesque et en intrigue amoureuse. Rien d’idyllique pourtant : le magasin est construit sur un cadavre ensanglanté, et l’argent corrompt tout. Pour Zola, la réussite du grand magasin s’explique par la vanité des bourgeoises et le règne du paraître. (…) »

 

Hans Peter Richter, Mon ami Frédéric, Hachette Jeunesse. « En Allemagne, avant la guerre, deux enfants sont inséparables. L’un d’eux s’appelle Frédéric. Il est Juif. Mais lorsqu’Hitler prend le pouvoir, en 1933, il a décidé que les Juifs n’ont pas le droit de vivre : on les insulte, on les chasse, et bientôt Frédéric est renvoyé de l’école… »

 

Victor Hugo, Claude Gueux, Magnard Classiques et contemporains. « Récit court, percutant, Claude Gueux a pour origine un fait divers réel que Victor Hugo transforme en plaidoyer universel. Les élèves trouveront dans cet ouvrage matière à réflexion sur la peine de mort, bien sûr, mais aussi sur les thèmes de la responsabilité, de la dignité, du châtiment...

Ils pourront, grâce au questionnaire, varier leur point de vue (!) et développer leur capacité d’analyse et de raisonnement. »

 

Didier Daeninckx, Cannibale, Magnard Classiques et contemporains. « Gocéné, le vieux Kanak, a vu beaucoup de choses. Mais il y en a une, plus surprenante que les autres, dont le souvenir le ramène à Paris, en 1931, l’année où les siens furent échangés contre des animaux. On était à la veille de l’inauguration de l’Exposition coloniale et tous les crocodiles du marigot venaient de mourir… Que faire ? Pourquoi ne pas troquer des ‘cannibales’ fraîchement arrivés de Nouvelle-Calédonie contre des reptiles croupissant au fond d’un cirque allemand ?

Didier Daeninckx est connu des collégiens et des lycéens : ses romans savent fouiller l’histoire contemporaine pour y découvrir des épisodes pleins de noirceur et les mêler au suspense. Cannibale, écrit à partir d’un fait divers réel, leur permettra d’aborder les thèmes du colonialisme et de la discrimination raciale, à travers l’histoire méconnue du peuple kanak. (…) »

 

Kressman Taylor, Inconnu à cette adresse, Hachette jeunesse. « Mon cher Max… Mon cher Martin… Du 12 novembre 1932 au 18 mars 1934, entre l’Allemagne et les Etats-Unis, deux amis s’écrivent. Max, l’Américain, parle de sa solitude depuis le départ de son ami ; Martin, l’Allemand, lui raconte sa nouvelle vie dans une Allemagne qu’il peine à reconnaître tant elle est défigurée par la misère. Au fil des lettres, inexorablement, Martin et Max s’éloignent l’un de l’autre. D’autant que Max est juif… »

 

Paroles de poilus, Librio. « Des mots déchirants, qui devraient inciter les générations futures au devoir de mémoire, au devoir de vigilance comme au devoir d’humanité… »

 

Frank Pavloff, Matin brun, Cheyne. « Charlie et son copain vivent une époque trouble, celle de la montée d’un régime politique extrême.

Dans la vie, ils vont d’une façon bien ordinaire : entre bière et belote. Ni des héros ni des purs salauds. Simplement, pour éviter les ennuis, ils détournent les yeux.

Sait-on assez où risquent de nous mener collectivement les petites lâchetés de chacun d’entre nous ? »

 

Daniel Pennac, Kamo, l’agence Babel, Folio junior. Incipit : « Trois sur vingt en anglais ! La mère de Kamo jetait le carnet de notes sur la toile cirée.

-Tu es content de toi ?

Elle le jetait parfois si violemment que Kamo faisait un bond pour éviter le café renversé.

-Mais j’ai eu dix-huit en histoire !

Elle épongeait le café d’un geste circulaire et une seconde tasse fumait aussitôt sous le nez de son fils.

-Tu pourrais bien avoir vingt-cinq sur vingt en histoire, ça ne me ferait pas avaler ton trois en anglais !

C’était leur sujet de dispute favori. Kamo savait se défendre.

-Est-ce que je te demande pourquoi tu t’es fait virer de chez Antibio-pool ?

Antibio-pool, respectable laboratoire pharmaceutique, était le dernier employeur de sa mère. Elle y avait tenu dix jours mais avait fini par expliquer à la clientèle que 95 % des médicaments qu’on y faisait étaient bidon et les 5 % restants vendus dix fois trop cher. »

Fort heureusement, la mère de Kamo retrouve dès la page suivante un emploi dans « un organisme international » (les entreprises françaises, c’est trop beurk) qui s’occupe d’« échanges culturels ». Et du coup elle travaille même de fort bon gré le soir et le dimanche.  

 

Paroles d’étoiles, Librio, 2002. En ouverture (pages 13-14) : « Il suffirait de presque rien pour que le cauchemar renaisse…

Il suffirait de l’indifférence ou de la vindicte d’un peuple, acculé par l’adversité, accablé par la guerre, le chômage, les privations, la disette et la violence, et qui préférerait étouffer son esprit de résistance et son histoire de liberté pour cultiver l’illusion d’une paix incertaine et soumise. Il suffirait de la sempiternelle lâcheté des hommes de cabinet, de cour et de pouvoir, toujours prêts à vendre leur âme pour entretenir et conserver le privilège de leur rang, la trajectoire de leur carrière, le mirage de leur nom ou de leur position sociale… Il suffirait de cet esprit de compromission, de démission, de consensus et de concessions qui caractérise les démocraties fatiguées… Il suffirait d’un moment d’égarement pour que le peuple n’hésite pas à sacrifier ses marges et ses minorités pour sauver l’essentiel de sa torpeur et de sa tranquillité…

Il serait alors si facile de trouver des coupables et de les accuser de tous les maux… Il serait si facile de classer les hommes et les femmes selon les critères de sexe, de nationalité, de norme, de ‘race’ ou de religion…Il serait si facile de considérer les retraités et les vieillards comme des nantis, comme des privilégiés, comme une espèce parasite stérile et nuisible dont il faudrait accélérer la disparition… 

Alors les enfants d’hier, les enfants du silence, ceux qui n’ont jamais vraiment connu l’enfance, ceux qui virent leur père, leur mère, leurs frères, leurs sœurs, leurs oncles, leurs tantes, leurs cousins, leurs grands-parents, leurs amis partir pour un voyage sans retour, ceux qui ont atteint aujourd’hui un âge que leurs parents n’ont jamais atteint et qui pourrait leur permettre d’être les parents de leurs parents, alors, ces enfants du silence feraient entendre leurs voix ; ils prendraient la parole pour dire aux générations présentes et futures ce qu’ils ont longtemps caché sous le poids de leur souvenir et de leurs souffrances. Ils évoqueraient ce tatouage indélébile, ce matricule qui n’a jamais marqué leur poignet, mais qui s’est inscrit dans leur tête sans qu’ils puissent jamais le décoder… »

 

Michel Quint, Effroyables jardins, Folio. Avant-dernière page du livre : « Demain, ce sont les heures ultimes du procès d’un type honorable [Maurice Papon], à en croire certains emmédaillés, bien qu’il ait commis, çà et là, sous une autorité autoproclamée ‘gouvernement de l’Etat français’, durant les balbutiements d’une carrière qui commençait au secrétariat de la préfecture de Bordeaux et deviendrait celle d’un grand commis de l’Etat, quelques crimes, mais si fugaces à dire le vrai, si involontaires et si tôt regrettés ! Mais tout de même des crimes contre l’humanité… Parce que Vichy a eu lieu, parce que les parenthèses n’existent pas dans l’Histoire, que l’humanité profonde, la dignité, la conformité au bien moral échappent au droit, à la légalité ! Il me semble ainsi que ce train m’emporte au procès d’un ogre et d’un monstre. Et qu’il est de mon devoir de t’y représenter, papa, ainsi que Gaston, Nicole, Bernd et les autres, ces ombres douloureuses, d’où qu’elles soient, parce que cet homme-là, qui tente de faire de son procès une mascarade, qui joue les pitoyables pitres, aucun des ennemis d’alors ne fut pire et beaucoup d’entre eux l’auraient haï de trahir toute dignité. »

 

Andrée Chedid, Le message, Garnier Flammarion, Etonnants classiques. « D’une écriture sèche et brûlante, Andrée Chedid (…) scande l’agonie de la guerre, qui fait gémir les corps et sépare les amants. »

 

Bien sûr, on trouve aussi l’Odyssée, Chrétien de Troyes, le Bourgeois gentilhomme et le colonel Chabert dans la réserve –sans parler de brûlots racistes comme Ali Baba et les quarante voleurs ou Dix petits nègres. Nos collègues, par ailleurs, ne sont pas complètement libres et ils obéissent à des instructions officielles qui établissent une progression conjointe en histoire et en français, ce qui explique qu’on parle de la traite des Noirs en quatrième et de la Shoah en troisième. Mais je suis tout de même surpris par le caractère engagé des lectures préconisées. Mon souvenir d’adolescent est que les œuvres à message sont souvent d’un ennui mortel, a fortiori si elles ont été écrites par un contemporain. Et je m’étonne de ne trouver dans la liste aucun roman de Stevenson, de Jules Verne, d’Alexandre Dumas. A mon avis, dans la balance du plaisir romanesque, cinq pages du Maître de Ballantrae pèsent bien plus que l’ensemble des ouvrages énumérés ci-dessus. En plus, ici, quel credo veut-on faire passer ? Primo, une forme de sagesse gentillette basée sur le pénible et omniprésent devoir de mémoire : la guerre, ça fait beaucoup de victimes, la peine de mort pareil, le racisme, oh la la, et si la deuxième guerre mondiale devait se reproduire un jour, ne dénoncez pas les Juifs, cachez-les plutôt. Bien. Secundo, un message politique de gauche : rejet de l’extrême-droite-et-de-son-discours-de-haine-et-d’exclusion, méfiance maximale -pour ne pas dire plus- face aux mécanismes de l’économie capitaliste, dégoût envers les religions et plus particulièrement le christianisme, etc. Et la laïcité ? N’est-ce pas aussi une injonction à la neutralité politique de l’enseignement ? Tertio, et c’est le plus grave, on trouve dans beaucoup des livres cités une hostilité plus ou moins avouée envers les institutions, quelles qu’elles soient : ce ne sont pas seulement l’Eglise ou l’armée, mais l’Etat, l’école, la famille qui sont présentés comme autant de molochs broyant impitoyablement les individus. Chacun est libre de croire qu'ils le sont, mais je trouve ennuyeux que des fonctionnaires enseignent cela. Je ne réclame pas qu’on en revienne à la littérature scolaire de la troisième République, mais il me paraît patent qu’on est allé trop loin dans la direction opposée.

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 00:58

« Ça m'énerve qu'on parle autant du film avant sa sortie. » François Bégaudeau, Ouest France, 30 mai 2008.

 

A contretemps...


L’an dernier, un collègue m’a prêté Entre les murs. Il m’a recommandé sa lecture dans les termes suivants : « Je ne me suis pas senti trahi. » Moi non plus, je ne me suis pas senti trahi ; par contre, qu’est-ce que je me suis fait chier ! J’ai rarement mis autant de temps à venir à bout d’un livre aussi mince (271 pages, grands caractères, beaucoup de dialogues et de sauts de ligne). Cet ennui provenait en partie du fait que Bégaudeau évoquait une expérience professionnelle qui ressemblait à la mienne et dont, avec une honnêteté que comme lecteur j’ai trouvé bien rigide, il ne se privait pas de souligner la part de terne routine, répétition indéfinie des mêmes faits, des mêmes mots.
Mais mon peu d’enthousiasme tenait aussi à ses partis pris d’écriture. Fidèle à son projet de restituer, au ras du réel, le quotidien d’une classe, en s’abstenant de toute fioriture et de tout commentaire, il se refusait à évoquer son environnement et même, de façon plus générale, à fournir aucun détail concret (hormis les inscriptions lisibles sur les sweat-shirts des filles) : je ne pouvais me faire pratiquement aucune idée de ce à quoi pouvaient bien ressembler le collège ou la salle de classe qui servaient de cadre à tous les faits relatés, je ne voyais pas les visages ni les corps de ces adolescents pour qui Bégaudeau témoignait par ailleurs de la plus totale sollicitude, je n’avais pas le plus petit indice sur la personne du narrateur, etc. Si bien que les situations et les faits rapportés me paraissaient flotter dans une sorte d’éther. Le concentré de vécu que l’auteur avait voulu nous livrer me paraissait fortement dilué de rien, et cette dilution annihilait pour moi l’aspect documentaire qui était censé constituer le point fort de l’ouvrage, aux dires de l’intéressé lui-même et d’une critique enthousiaste. Je ne comprenais pas comment on pouvait évoquer de cette façon une profession dont les praticiens sont en permanence agressés par un réel dense et bruyant. Bien sûr, il serait imbécile d’exiger de Bégaudeau qu’il relève le défi d’un projet littéraire qui n’est pas le sien, de réclamer de lui des descriptions balzaciennes de la peinture craquelée et du néon qui clignote au-dessus de son tableau vert poussiéreux. Bégaudeau a, je crois, respecté de façon scrupuleuse la feuille de route qu’il s’est définie. Le problème est que celle-ci ne mène nulle part. Son projet n’est pas intéressant.
J’entendais aussi qu’il y avait dans Entre les murs un « travail sur le langage », mais je n’arrivais pas à comprendre en quoi consistait ce travail. S’il s’agissait de relever que les enfants des milieux populaires parlent une langue différente de celle de leurs enseignants, une langue laide mais efficace car réduite à peu de choses près à la fonction phatique d’un cri, on était assez loin, à mon sens, d’une découverte sensationnelle. Bref, j’avais rendu le livre à son propriétaire en le remerciant poliment, et un peu plus tard, c’est sans surprise excessive que je l’avais vu recueillir le prix France Inter – Télérama – Le Nouvel Obs – Radio Nova – Les Inrocks – Paris Première – On vit dans le cinquième et on vous emmerde. A ces grands consommateurs d’autofiction, une dose même très faible de réalité avait fait l’effet d’un shoot de première force. Normal.

La véritable surprise était venue, pour moi, du projet annoncé d’adapter Entre les murs au cinéma. Comment vont-ils bien pouvoir faire ? me demandais-je. Je n’aurais pas dû me poser ces questions. François Bégaudeau est chroniqueur aux Cahiers du cinéma. Dès septembre 2006 il avait déclaré, dans une interview au site Le Web pédagogique : « Le langage des ados est scandé, corporel, ponctué de mouvements de bras : il se donne à voir et à entendre. De ce point de vue, le livre court après le cinéma, je cours derrière L’Esquive. » (Et je comprenais alors que ce que j’avais pris pour un roman n’était en fait qu’un script bancal.)
J’aurais bien vu un film réalisé par Noémie Lvovski, où Valeria Bruni-Tedeschi aurait joué le rôle d’une prof à la dérive et Laura Smet, celui d’une élève de troisième frondeuse mais bourrée de talent. On l’aurait appelé Enseigne-moi. Dans sa critique, Eva Bettan -de France Intêêêr- aurait parlé d’une « fable acide et pleine de tendresse, filmée au plus près de la souffrance sociale ». Ce serait tout simplement un long-métrage de plus, larmoyant et médiocre, comme la France en a produit beaucoup depuis au moins quinze ans.
Mais Bégaudeau, tout de même, est d’une autre trempe. C’est Laurent Cantet qui l’a spontanément contacté pour lui proposer l’aventure d’une adaptation. Et Laurent Cantet, c’est un cinéaste pour qui (je cite de mémoire les propos tenus par l’auteur au moment où le projet était encore embryonnaire) « les conditions dans lesquelles on tourne un film déterminent en partie sa valeur. » Ils commencèrent donc par chercher un collège et ils ouvrirent aux élèves volontaires des ateliers de jeu dramatique –enfin, d’improvisation, plutôt : on n’allait pas leur faire mémoriser le monologue d’Hamlet, à ces jeunes au langage  « scandé, corporel, ponctué de mouvements de bras. » Et de toute façon, on ne voulait pas d’Hamlet. On les voulait, eux, sincères et bruts de décoffrage. Et comme il fallait aussi un prof, c’est l’auteur lui-même qui s’y colla, avec son charisme de rock star (« Un rocker, c’est toujours un mélange d’immense arrogance et de grande fébrilité. Moi aussi. » Télérama, 28 mai 2008 ; voir aussi, dans Le Monde du 27 mai, l’article « Le making of d'Entre les murs. »)

Acteur principal, scénariste, dialoguiste, vraisemblablement impliqué aussi dans le casting de ses jeunes partenaires/élèves : Bégaudeau a posé une empreinte profonde sur ce film. Il a donc pu y faire passer ses idées. Si véhément qu’il soit en effet dans la dénonciation de « tous ces livres de profs qui se réduisent à des essais au ton apocalyptique », qui « filtrent la réalité pour la faire correspondre à leurs a priori idéologiques », l’auteur d’Entre les murs a en effet martelé ses propres convictions politiques dans les très nombreuses interviews où il s’agissait d’assurer le service après-vente de son best-seller. Ses idées peuvent être ramenées au nombre de deux.

1) L’école telle qu’elle existe actuellement est faite par et pour les héritiers (au sens, évidemment, de Bourdieu et Passeron). Pour que les connaissances que l’on prétend transmettre touchent un jour les enfants des familles pauvres, et en particulier ceux qui sont « issus de l’immigration », une refonte complète des méthodes s’impose.

« Quand j’étais gamin, petit Blanc, fils de profs, je le connaissais le passé simple, je l’avais entendu dans la bouche de mes parents, je l’avais lu dans les livres qui s’empilaient à la maison. Me l’a-t-on vraiment enseigné ? N’ai-je pas plutôt récité ce que je savais déjà intuitivement ? Quand on se retrouve devant Ndeyé ou Khoumba, face à des élèves qui ne bénéficient pas de ce background culturel, dont les parents ne sont pas francophones, on est totalement démuni. Sans doute le passé simple n’a-t-il jamais été véritablement "enseigné", sa pédagogie reste à inventer. » (Télérama, 26 mai 2008)
Quant à savoir par quelle méthode ludique et égalitaire Ndeyé apprendra je vins tu vins il vint, l’auteur ne se prononce pas. Ce n’est pas un technicien.

2) L’ignorance des élèves est plus que largement compensée par une qualité que Bégaudeau valorise par-dessus toute autre chose, d’autant qu’il la possède lui aussi, et comment ! Ils ont de l’énergie.

« En tant que prof chargé de conduire ses élèves vers la réussite scolaire et professionnelle, je vois bien que le constat est négatif. En tant qu’homme et écrivain, derrière les erreurs ou les difficultés des élèves, c’est la vie que je vois, l’énergie que dégagent ces ados. Tout mon livre est construit là-dessus, je puise directement dans ces moments d’affrontement qui sont la vie même. » (Même source que ci-dessus)


Cette fascination pour la vigueur adolescente détermine en bonne partie les sympathies de Bégaudeau et ses choix de casting. C’est ainsi, par exemple, qu’il décrit l’une de ses actrices :
« Esmeralda est vive, boule d'énergie vitale qu'aucun système scolaire n'arraisonnerait. C'est ce qui nous a plu dès le premier atelier, et aussi son autoportrait de début d'année, qui disait tout. A la question "Qu'est ce que tu aimes ?", sa réponse fut, en effet, exemplairement duale : "J'aime les livres d'amour et taper les gens" (...). » (« Le making of d’Entre les murs, par François Bégaudeau », Le Monde, 28 mai 2008).


Le même principe peut occasionnellement l’amener à tenir des propos surprenants, par exemple au micro d’un Alain Finkielkraut dont on imagine avec gourmandise l’expression et la courbe de la tension artérielle :

« Une chose que l’on ne peut jamais dénier à ce mouvement-là, à ce mois, qui s’est déroulé en novembre 2005, c’est sa vitalité, c’est son énergie. Brûler une voiture, ça demande de l’énergie. Alors voilà ce qu’on dit : c’est qu’au moins là il y a une jeunesse, dont on peut regretter parfois qu’elle soit un peu apathique, un peu inerte, et donc tout le monde devrait se réjouir, d’une certaine manière, qu’elle manifeste quelque chose, et qu’elle manifeste de l’énergie. De là à savoir où nous mènera cette énergie, ça, ma foi, j’ai l’honnêteté de considérer que je n’en sais rien. Mais c’est de l’énergie, et de ça on prend acte. » (Répliques, France Culture, 24 mars 2007. Un internaute malveillant a placé cette citation sur Wikiquote.)


Mais le plus important, aux yeux de Bégaudeau, est que cette énergie merveilleuse, qui imprègne la vie et les gestes des adolescents pauvres, structure aussi leur langage. Les collégiens de ZEP ne parlent pas mal : ils parlent autrement, avec leurs corps remplis de sève.

« J’aime cette énergie, c’est le corps qui parle. (…) De fait, ce qu’il y a du rap dans mon livre vient des élèves, pas de moi. Ils ont une culture du "fight", de la lutte, une économie de la parole dont le but ultime n’est pas de dire la vérité mais d’avoir le dernier mot. Il se trouve que j’aime ça aussi, dans la vie j’ai le goût de la lutte oratoire. Personne ne voulant perdre la face, ça donne les scènes un peu "musclées" que l’on trouve dans mon livre. » (Télérama)
« Cette langue de la jeune génération issue des périphéries équivaut-elle à la mort du français ? Je me sens à cet égard très éloigné de la vision apocalyptique dans laquelle certains se complaisent. Dans un énoncé comme "Rousseau, j'sais pas c'est qui", se perd indéniablement un sens des articulations logiques, une certaine capacité à produire du raisonnement. Mais se gagne dans le même temps une langue plus en prise avec le corps, souvent très inventive. Ce réinvestissement du langage à partir du bégaiement des corps n'est pas une mauvaise nouvelle. Sans aller jusqu'à parler d'un fascisme de la langue, comme le soutenaient Michel Foucault ou Roland Barthes – non sans excès ! –, ses cadres peuvent malgré tout se révéler oppressifs. » (Entretien avec Luc Ferry, Philosophie magazine).


Et bien entendu, il faut être à l’écoute de cette parole rénovée. C’est un impératif démocratique.

 

Je n’ai pas vu le film de Cantet et Bégaudeau. Mais je pense que ce n’est pas nécessaire pour saisir le sens de leur démonstration. Ils sont allés à la rencontre de jeunes d’un collège difficile. Ils étaient confiants en leur talent et les ont fait tourner dans le film. Portée par cette énergie juvénile, la version cinématographique d’Entre les murs est sans doute excellente : elle fait un triomphe à Cannes, remporte la Palme d’or et attirera des centaines de milliers de spectateurs à la rentrée. Les résultats scolaires médiocres des jeunes « acteurs » n’ont rien empêché. On ne requérait d’eux aucune culture, on ne leur demandait pas de savoir quoi que ce soit, juste d’être naturel. Et naturel, ça, ils savent l’être. En jouant aux élèves, ils ont cessé d’être des élèves. Ils ont déposé le fardeau des attentes académiques pour laisser libre cours à leur énergie si belle, à leur langage si expressif. Voilà à mon avis le sens caché du dispositif où ils ont été invités. Arrêtez de les appeler des cancres : nous allons vous montrer que ce sont aussi des génies.  

Et les médias grand public ont enfoncé le clou, en poursuivant les jeunes prodiges pour leur demander : « Et maintenant, pensez-vous à une carrière d’acteur ? » Eux, étourdis par l'ampleur de leur succès, ils répondaient : Oui, pourquoi pas. Ça me plairait bien. Qui ne préfèrerait des ateliers d’expression dramatique et la fréquentation des festivals à l’apprentissage du passé simple ? Qui d’ailleurs a encore envie d’étudier le passé simple après une telle aventure ? Il ne faut pas brimer le génie spontané de l’adolescence en lui imposant des exercices pénibles. Il vaut mieux magnifier sa violence.

 

 

Voir aussi les articles d'Elisabeth Lévy et d'Alain Finkielkraut.

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14 juin 2008 6 14 /06 /juin /2008 18:21

Sixième. Contrôle sur l’Empire romain.

Frédéric, en haut de sa copie blanche : « je n’etai pas la ! je ne compren rien ! desolé de navoire pas recopier ma leçon sur un notre cahiér » Il sèche, se plante aux évaluations, ça le dégoûte, alors il sèche, etc.

 

Cite un grand bâtiment que l’on peut voir à Rome.

Anyssa : « Un grand bâtiment le theatre d’orange » J’ai accordé un demi-point à cette réponse. Ce n’est déjà pas si mal de savoir que le théâtre romain d’Orange existe. Après, le localiser, c’est plus compliqué.

 

Comment Rome empêche-t-elle les envahisseurs barbares d’entrer dans l’Empire ?

Hassa : « Rome empêche les envahisseurs par un trè rouge dans le manuel. » Le trait rouge en question représentait effectivement, sur la carte, le limes et notamment le mur d’Hadrien.

 

Comment s’appelait Paris à l’époque des Romains ?

Michaël : « elle s’appelait lucette. » J’annote : « Seulement pour les intimes ! » 

 

Quel nom Octave prend-il après être devenu empereur ?

Dilan : « Il prend le nom de roi. »

 

Que veut dire l’expression Mare nostrum ?

Dilan : « La Mare nostrum est notre mare. »

 

Comment appelle-t-on les Gaulois qui ont adopté les habitudes et le style de vie des Romains ?

Dilan : « On les appelle les républicains gaulois. »

 

Je recopie ici les perles, les réponses rigolotes, mais beaucoup de copies sont seulement ternes dans leur médiocrité. Très souvent, je me contente de souligner les quelques mots que l’élève a écrits : je n’y comprends rien, parce qu’il n’y a rien compris. Et je me pose deux questions. Petit un : qu'ont-ils retiré de mes cours ? Petit deux : que vont-ils faire des trois années de collège qu'il leur reste à purger ?
Dans cette classe de 24, trois groupes se distinguent très nettement. Quatre bons élèves comprennent tout et parviennent à restituer leurs connaissances par une expression écrite et orale claire. Neuf autres ont des difficultés de diverses natures qu’ils surmonteront s’ils travaillent. Onze enfin ont décroché et ne parviendront pas, selon moi, à rattraper leur retard. Ils continueront de nous subir, nous continuerons de les subir pendant encore au moins deux années. Dans ce groupe des élèves faibles, trois sous-ensembles peuvent être définis, qui correspondent à trois types de caractères. Certains ont décidé une bonne fois pour toutes que l’école, c’était de la merde, et ils agissent en conséquence. Il est difficile de déterminer si cette rébellion est la cause ou la conséquence de leur échec. D’autres, timides, polis ou apathiques, attendent simplement que ça se passe. On ne parle d’eux qu’au moment des conseils de classe. « Ah oui, Machin, c’est vrai, je l’avais presque oublié. Ben c’est pas brillant, hein. » Enfin, quelques élèves travaillent avec acharnement pour se mettre à niveau, alors que nous savons que leurs efforts sont vains. Ce cas est rare mais tragique. On ne sait pas trop quel discours tenir à ces courageux. Dans un meilleur système, on devrait pouvoir leur dire : « Bien, Kévin, nous professeurs avons bien réfléchi à tes problèmes, et nous en sommes arrivés à la conclusion que tu n’es pas fait pour une scolarité classique. Nous allons discuter avec tes parents et toi, déterminer tes points forts et essayer de t’orienter vers une classe qui te conviendra mieux. » C’est vrai, ils sont bien jeunes ; certains diront que les écarter du tronc commun, à douze ans, c’est leur retirer toute possibilité de rattrapage et donc de réussite. Mais les maintenir dans le tronc commun, c’est la garantie quasi-absolue de deux ou trois années supplémentaires d’ennui et de mauvaises notes, avec de gros risques que les choses dégénèrent au fil de l’adolescence, et à terme une orientation par défaut.

 

J’ai participé, avec deux autres collègues, à l’audition de candidats à une troisième en alternance. Cette classe propose comme son nom l’indique une formule mixte, quinze jours de classe étant toujours suivis de quinze jours de stage en entreprise. Comme il n’y a que dix-huit places disponibles, les volontaires doivent monter un dossier puis venir plaider leur cause devant une sorte de jury. Celui-ci vérifie leur sérieux, s’assure que toutes les pièces justificatives ont été rassemblées et émet un avis. C’est au final l’inspection d’académie qui décide des admissions, en repêchant notamment des candidats extérieurs à l’établissement.

Une douzaine d’élèves sont passés devant nous. A deux exceptions près, ils m’ont tous fait une excellente impression. Malgré d’énormes difficultés scolaires et un français parfois hésitant, ils avaient fait l’effort de rédiger des lettres de motivation où leur sincérité compensait largement les fautes d’orthographe et de grammaire. Ils faisaient une analyse très lucide de leur situation et nous expliquaient avec clarté leurs projets. Il ou elle voulait travailler dans un salon de coiffure, dans un atelier de mécanique automobile, dans une crèche, sur des chantiers de plomberie. La plupart avaient longuement mûri cette décision et avaient commencé à lui donner corps en aidant à l'occasion leur père ou leur oncle. Certains avaient fait de petits stages et en avaient ramené d’excellentes évaluations : ils s’étaient montrés assidus, ponctuels, efficaces dans les tâches qu’on leur avait confiées, et leurs employeurs se disaient prêts à les accueillir de nouveau. De toute évidence, cette orientation vers l’alternance n’était pas pour eux une solution de repli mais une véritable délivrance.

 

Une chose m’a particulièrement frappé au cours de ces entretiens, c’est l’importance des bulletins trimestriels dans l’examen des candidatures. Ils comportaient évidemment des moyennes catastrophiques, souvent lestées d’appréciation sévères ou compatissantes (« X fait ce qu’il peut, mais… »). Et les jeunes que nous avions en face de nous ne faisaient aucune difficulté pour le reconnaître : ils ne comprenaient pas les cours, qui pour cette raison ne les intéressaient pas -on peut, si on veut, inverser l’ordre de causalité dans cette phrase, le résultat reste le même. Pour être autorisés à entreprendre un apprentissage différent, ces élèves ont dû au préalable faire la preuve de leur échec total dans la filière classique. Pour pouvoir faire ce qu’ils veulent, ils ont dû subir depuis deux ou trois ans un enseignement qui ne leur convient pas (« C’est pas mon truc », a dit l’un d’eux avec beaucoup de justesse). N’est-ce pas absurde ? Etait-il vraiment impossible de prendre en compte un peu plus tôt le vœu, les aptitudes particulières, la personnalité de ces enfants ? Est-ce qu’il y a encore quelqu’un en France qui considère, comme on le faisait au moment où le collège unique a été créé, que tous les enfants doivent apprendre la même chose jusqu’à l’âge de quinze ou seize ans ? On pensait apparemment en 1975 qu’une grave injustice serait commise contre les enfants des pauvres si on les empêchait d’accéder à la culture académique. Aujourd’hui, c’est l’obligation d’acquérir ce savoir, même quand on ne le désire pas ou qu'on est incapable de l’assimiler, qui porte préjudice aux véritables intérêts des enfants des familles populaires. Que les plus doués intellectuellement soient promus par tous les moyens, je suis le premier à le réclamer. Mais il faut cesser de tenir pour indignes ceux qui veulent se soustraire à l’enseignement classique. Il vaut mieux former des coiffeuses et des mécaniciens épanouis que de les tirer par les cheveux vers le brevet et le bac en leur faisant ânonner des leçons qu’ils ne comprennent pas. Pour vivre ensemble, les jeunes Français n’ont pas besoin d’avoir les deux pieds cimentés dans je ne sais quel socle commun : il faut beaucoup plus simplement que chacun puisse trouver sa place, et je préfèrerais que mon fils soit un pâtissier heureux qu’un docteur en histoire au chômage.

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9 mai 2008 5 09 /05 /mai /2008 00:03

Mon fils Louis s’ennuie à l’école. Ce n’est pas encore trop grave, parce qu’il n’en est qu’à la maternelle petite section, mais c’est peut-être déjà mauvais signe. Il a pleuré au début de l’année, et nous ne nous sommes pas trop inquiétés, parce qu’on nous a dit que c’était normal ; et effectivement, le premier contact avec l’Institution scolaire a quelque chose de rude. Mais depuis septembre, Louis n’a pas changé d’avis : la première question qu’il pose le matin, c’est bien souvent « est-ce qu’on va à l’école aujourd’hui ? ». Ça ne lui plaît pas du tout.

Pourquoi ce dégoût ? Dans un premier temps, j’ai essayé de me rassurer en me disant que les causes étaient peut-être circonstancielles : il ne s’entend pas très bien avec sa maîtresse, qui est froide et qui ne nous aime pas ; ses meilleurs copains ont déménagé, ou sont partis dans d’autres écoles, ou se sont détournés de lui ; etc. Je me suis dit, aussi, qu’il n’a que quatre ans, et que son caractère a encore le temps de beaucoup changer. Mais en discutant avec ma femme, je commence à me convaincre que le problème est plus profond.

Nous sommes allés voir l’enseignante, un jour, pour lui demander s’il ne serait pas possible que Louis passe dans la classe supérieure. Il est en petite section, qu’il passe dans la classe mixte petits/moyens. Nous avons en effet discuté avec notre fils pour essayer de comprendre pourquoi il s’ennuie à l’école. Avec beaucoup de clairvoyance pour son âge, il nous a expliqué que les autres enfants ne parlent pas, ou parlent très mal, ce qui fait qu’il n’a la plupart du temps pas d’autre interlocuteur que la maîtresse, qui ne peut évidemment pas lui prêter une attention exclusive. Par ailleurs la plupart des activités proposées lui cassent les pieds : il connaît déjà les contes et les comptines, qu’il a appris chez nous ou à la crèche.

La maîtresse s’est employée à doucher notre vanité et nos modestes prétentions de parents en nous faisant remarquer que Louis, très en avance sur le plan du langage, est en revanche maladroit, impatient et distrait : et au moment de notre entretien, il était parfaitement exact qu’il ne dessinait que rarement ; on avait l’impression que la vision de la feuille blanche et des crayons le rebutait. Nous essayions pourtant de l’encourager en poussant des cris d’admiration devant ses rares dessins. Et un jour, il nous a dit : « C’est bizarre, à la maison vous me dites bravo Louis, alors que la maîtresse elle me dit toujours que je fais des gribouillis. » Cette remarque était parfaitement spontanée et je ne crois pas qu’il ait inventé.

Je me suis longtemps demandé pourquoi l’enseignante a, de façon aussi peu pédagogique, découragé notre fils. Je peux me tromper, mais je crois qu’elle essayait en fait de le remettre à sa place ; elle lui disait indirectement « Tu vois ? Tu n’es pas si grand que tu crois. Tu dois rester avec nous. » Il était évident –elle nous l’a dit explicitement- qu’elle avait besoin, dans sa classe, d’enfants parlant bien pour stimuler les autres. Louis a donc été désigné pour tenir le rôle d’auxiliaire pédagogique, et il est hors de question qu’il quitte le groupe. Même si ces termes ne conviennent pas pour une école maternelle, il est un « bon élève » et doit tirer les autres vers le haut, en leur parlant, tout simplement, en leur apprenant des mots nouveaux, en articulant bien. Comme enseignant, je comprends la démarche de la maîtresse ; comme parent d’élève, je suis inquiet. Louis aide les autres, mais lui, que retire-t-il du temps qu’il passe à l’école ? Il dessine mieux à présent, mais je crois qu’il le doit plus au temps que ses grands-parents lui ont consacré qu’à l’émulation de ses camarades. Et je ne vois pas vraiment d’autre bénéfice à ses huit premiers mois de scolarité.

L’école de Louis fait partie d’un RAR (réseau ambition réussite), ce qui signifie qu’elle accueille, pour employer un euphémisme, des publics très divers. Les choses se passent plutôt bien, l’inspection est contente parce que « la plupart des enfants apprennent des choses ». Mais il faut s’entendre sur la teneur de ces apprentissages. Beaucoup d’élèves sont confrontés à un interlocuteur francophone pour la première fois le jour de la rentrée ; j’ai d’ailleurs assisté, dans la cours de récréation, à une véritable scène de panique chez un petit garçon chinois. Nombreux sont aussi les enfants qui doivent apprendre, dans un premier temps, à écouter les autres, à obéir à l’adulte, à régler les conflits autrement que par la violence et les cris ; plusieurs découvrent un objet qu’ils n’ont jamais vu : le livre. Les maîtresses travaillent sur ces points. C’est bien, il faut le faire. Mais pendant ce temps, ceux qui ont déjà appris tout cela à la maison n’ont qu’à prendre leur mal en patience et à attendre papa maman –en espérant qu’un camarade stressé d’entendre autour de lui un langage dont il ne comprend pas un mot ne leur tape pas dessus pour se défouler.
Comprenez-moi : je ne demande pas à l’enseignante d’apprendre à mon fils à jongler, à jouer du tuba ou à réciter des sonnets ; mais je voudrais qu’il fasse quelque chose qui le stimule, quelque chose qui l’intéresse. Un ancien ministre de l’éducation nationale a dit un jour que le but de l’institution était de permettre à chaque enfant d’aller au maximum de ses capacités. Je trouve cela juste.

Que faire pour Louis ? La carte scolaire est encore bien rigide chez nous, d’autant que la municipalité communiste a fait tout ce qui est en son pouvoir pour la verrouiller ; et puis les écoles voisines ne sont pas fondamentalement différentes. J’avais de fortes réticences vis-à-vis de l’enseignement privé ; elles sont en train de s’effacer, mais je me demande si Louis y recevrait davantage. Ma femme et moi nous commençons à réfléchir à un déménagement : nous aimerions aller nous installer dans un quartier dont les habitants nous ressemblent –classes moyennes, francophones, un à trois enfants, possession d’une bibliothèque appréciée. J’aimais bien l’idée de la société multiculturelle ; la société aculturelle me laisse nettement plus sceptique.

Dans sept ans, si tout va bien, Louis entrera au collège : il aura peut-être alors des professeurs comme moi. Je suis triste du peu de temps et d’efforts que j’accorde à mes bons élèves. J’ai le sentiment que, contrairement à une idée largement accréditée, les principales « victimes du système », ce sont eux. Depuis que j’ai ouvert ce blog, j’ai consacré les trois quarts de mes billets aux cancres et aux perturbateurs ; et ce n’est pas par sensationnalisme (« ouah, regardez comme c’est dur, dans mon bahut, regardez comme je suis courageux »), c’est parce que, en rentrant chez moi le soir, je rumine encore leurs mauvais coups et leurs idioties, en ayant au contraire déjà oublié les satisfactions que m’ont apportées les élèves brillants ou simplement studieux. Je suis désolé de voir que je donne ainsi de mon collège l’image d’une réserve de crétins finis, alors qu’il y a dans mes classes beaucoup de garçons et de filles intelligents, bosseurs, gentils, aimables, pleins d’humour ; ou plus simplement, d’adolescents qui accordent un sens à l’école et à leur présence entre ses murs. Mais c’est ainsi : j’ai souvent l’impression d’être au service quasi-exclusif des plus mauvais, qui absorbent l’essentiel de mes efforts et de ma réflexion. Comme ils ne peuvent pas suivre, j’abaisse le niveau de mes leçons. Comme ils sont incapables de se tenir tranquilles, je crie et je punis. Comme ils ne comprendraient pas un vrai cours, je fais de la pédagogie. Un CPE m’a dit un jour que le but de notre effort collectif était de faire de ces enfants violents et invertébrés des élèves. Pendant ce temps, ceux qui l’étaient déjà le jour où ils ont franchi la grille du collège pour la première fois se contentent de miettes. Il y a quelques jours, en cinquième, pendant un cours d’histoire, j’ai vu que l’un de mes meilleurs élèves dormait, la tête posée sur ses bras croisés. Je n’ai pas essayé de le réveiller. J’avais besoin de temps pour expliquer à quelques-uns de ses camarades ce qu’il sait depuis trois ans. Pour reprendre une forte expression employée ici même par l’un des commentateurs, l’emmerdeur est au centre du système.


Oui, je sais, ce n’est pas bien de les appeler les « cancres », les « mauvais », les « emmerdeurs ». La colère n’est pas bonne conseillère pour le choix des mots. Ces enfants sont pareils, après tout, aux camarades de classe de mon fils, à qui j’accorde encore le bénéfice de l’innocence ; ce sont les mêmes, un peu grandis. La pauvreté, l’exclusion, le ghetto, et caetera. Ils ne sont pas responsables des problèmes qu’ils nous posent –enfin à leur âge, on devrait dire plus exactement qu’ils n’en sont pas entièrement responsables. Mais le système actuel (enseignement démocratique, collège unique, éducation prioritaire, donnons plus à ceux qui n’ont rien, versez vos larmes au
01.55.55.10.10) ce système qui a en grande partie été voulu pour eux ne leur apporte pratiquement rien et lèse tous les autres bénéficiaires possibles de cet immense effort. Mon expérience n’est pas immense, je n’enseigne que depuis trois ans ; mais je peux dire que dans chaque classe de mon collège, il y a en moyenne cinq ou six élèves qui ont accumulé un retard irrattrapable et que ce décrochage amène, soit à sécher les cours, soit à entrer en conflit ouvert avec l’institution et tous ceux qui peuvent l’incarner. Leur situation est très paradoxale. Ils sont en marge de l’école –soit qu’ils aient voulu s’y placer, soit qu’on les y ait rejetés ; et en même temps, ils y ont un rôle dominant. Leurs camarades les respectent et les craignent. Leurs professeurs ralentissent le rythme des apprentissages parce qu’ils veulent leur laisser une chance de suivre (cet espoir est systématiquement déçu, mais les professeurs s’obstinent). Enfin les CPE, plutôt que de se consacrer à la partie la plus gratifiante et sans doute la plus utile de leur rôle –la vie scolaire- passent leur temps au téléphone, dans des conversations interminables et généralement peu fructueuses avec les parents.

Il faudrait avoir le cynisme, ou le bon sens, de reconnaître que l’école ne peut pas grand chose pour un certain nombre d’enfants ; et que l’allongement de la scolarité obligatoire ne peut dans ces conditions se solder que par un allongement de l’échec –du moins tant que notre système restera aussi rigide. L’école égalise un peu les chances, mais elle ne peut placer d’aptitudes là où il n’y en n’a pas, et ne peut compenser l’arriération que lèguent certaines familles à leurs enfants. L’idéal d’un enseignement quasi-démiurgique, qui ferait de tous ses destinataires de bons petits citoyens à la tête bien faite, m’a toujours paru ridicule et nocif : avec ses grands airs humanistes, il a quelque chose d’industriel, formatage à la chaîne d’esprits dotés des mêmes capacités et des mêmes besoins. Les objectifs, pourtant, ne peuvent à mon avis être les mêmes pour tous. Pour un enfant venu d’une famille d’analphabètes, sortir de l’école en sachant correctement lire et écrire, c’est déjà très bien ; ou plus exactement, ce serait très bien, si c’était le cas. S’il peut en apprendre davantage, parfait ! Mais il serait miraculeux qu’il en soit toujours ainsi.

Demander à tous les enfants qui sortent du collège de connaître les rudiments de deux langues vivantes, d’avoir de solides notions de géométrie dans l’espace, de savoir expliquer les causes de la première guerre mondiale et la relation entre information génétique et chromosomes… franchement, cette utopie démocratique me paraît ne pouvoir produire que de l’échec et du ressentiment. Car que penseront d’eux-mêmes ceux qui ne se seront pas montrés capables d’accomplir un pareil programme ? Qu’ils sont restés en deçà d’un niveau scolaire, intellectuel et culturel défini par l’Etat comme normal –et même, pratiquement, comme minimal, puisqu’ils sont alors proches du terme de leur scolarité obligatoire. Ces connaissances qui ne les intéressent pas et dont ils n’ont pas voulu, elles les écrasent tout de même de leur légitimité proclamée. Ils sont estampillés « insuffisants », comme si à la fin cette appréciation ne devait plus figurer sur leurs copies mais sur leur carte d’identité.

On me dira, mais que faire de ces enfants ? On ne peut pas les jeter à la rue ! Je ne sais pas. Je le reconnais, je n’ai pas la solution. Mais il me semble qu’entre la relégation dans les ténèbres extérieures de la déscolarisation précoce et l’inclusion forcée dans un système dont ils sont les bénéficiaires supposés mais dont la sollicitude ne leur apporte rien, il y a quelques marges.

Que peut l’école ? Développer les jeunes intelligences, offrir la culture à ceux qui veulent la faire leur. De quoi est-elle incapable ? De dispenser des connaissances à ceux qui n’en veulent pas ou ne peuvent les recevoir. Elle ne fait pas ce qu’elle pourrait, parce qu’elle s’obstine à essayer ce qui est impossible.

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1 avril 2008 2 01 /04 /avril /2008 22:30

Mon inspection s'est bien passée. Le vidéoprojecteur a fonctionné, l'activité que j'avais prévue aussi ; et surtout, mes élèves de sixième ont été parfaits, alors même que je ne leur avais pas dit qui était ce drôle de monsieur assis au fond. Il n'y a pas eu le plus petit bavardage et une bonne moitié de la classe levait la main pour répondre à chacune de mes questions. Même les cancres, même ceux que j'engueule à chaque cours ou presque se sont mis en quatre pour que tout se passe bien. Je pense en particulier à Dilan, dont la transformation était spectaculaire : pour une heure, une heure seulement, la petite pipelette écervelée est devenue une élève modèle, qui connaissait toutes les bonnes réponses, attendait sagement que je lui donne la parole et s'exprimait avec une clarté parfaite, empreinte d'une modestie délicate et légèrement mélancolique. Je n'arrivais pas à croire que c'était la même enfant que j'avais exclue de mon cours, cinq jours plus tôt, pour une dispute avec sa voisine ponctuée de "Ferme ta gueule" et de "J'm'en bats les couilles".
Magique.

L'inspecteur paraissait content, lui aussi ; il m'a dit qu'il s'était "bien amusé", ce que j'ai choisi d'interpréter avec optimisme. C'est un homme sympathique, indulgent et surtout terriblement bavard ; après m'avoir demandé, un peu pour la forme, de lui parler de moi, il a repris la parole pour ne plus la lâcher. Je n'ai pas essayé d'intervenir -en fait je me reposais, la tête posée sur son monologue comme sur un oreiller moelleux. Mais certains de ses propos m'ont un peu troublé.
D'abord, pour parler de mon cours, il employait constamment l'expression "votre projet" ; j'ai d'ailleurs mis un certain temps à comprendre de quoi il voulait parler. Ce tic verbal m'a d'autant plus frappé que l'inspecteur ne me faisait pas vraiment l'effet d'un pédagogue jargonnant. Mais il y a apparemment des vocables qui s'imposent à tout le monde dans sa sphère.
Ensuite, il m'a reproché d'être trop ambitieux. La leçon portait sur la citoyenneté et j'ai demandé aux élèves, en introduction, de me dire quels types de régimes politiques ils connaissaient ; certains d'entre eux se souvenaient bien du cours sur la Grèce antique et ils ont expliqué très clairement ce qu'étaient la tyrannie, la monarchie, l'oligarchie et la démocratie. J'étais fier de constater que je n'avais pas travaillé pour rien. Mais l'inspecteur pensait apparemment que j'en avais trop fait. "Bon, vous savez, si vous ne bouclez pas le programme, c'est parce que vous vous attardez sur des détails comme ça. C'est très bien que vous ayez réussi à leur inculquer ce genre de connaissances, mais au fond, est-ce si indispensable ? Ça ne figure pas, en tous cas, dans les instructions du ministère. Vous avez un niveau d'exigence élevé, ça se comprend très bien, avec un parcours comme le vôtre, mais enfin ces petits gamins ne sont pas des historiens ni des géographes, n'est-ce pas, monsieur Devine, ils seront tout de même rares à passer le concours de l'agrégation ou celui de l'École normale supérieure : quand ils seront grands ce seront des boulangers ou des plombiers, alors ce n'est pas la peine de charger la barque. Allez à l'essentiel et n'en débordez pas trop ! Sinon vous ferez l'impasse sur les dernières leçons d'histoire, et je ne parle même pas de la géographie."
Il y aurait eu bien des choses à lui répondre ; mais je l'ai dit, on ne pouvait pas l'interrompre, et je ne voulais pas retarder le déjeuner de travail qui nous attendait au réfectoire, sur une nappe blanche, avec du bon vin.

Au cours de ce repas l'inspecteur, en pleine forme, exposa à l'ensemble des professeurs d'histoire-géographie du collège la philosophie des nouveaux programmes -car nous aurons bientôt de nouveaux programmes, alleluia. Premier point : pas de panique, nous serons consultés. Des oreilles haut placées s'ouvrent toutes grandes pour recueillir nos précieuses observations.
D'après ce que j'ai compris, pourtant, tout a déjà été calé de manière précise (on sait par exemple quels sujets disparaîtront et ce par quoi ils seront remplacés), et le calendrier est de toute façon extrêmement serré : le nouveau programme s'appliquera en classe de sixième dès la rentrée 2009, et si l'on veut laisser aux éditeurs un minimum de temps pour mettre au point des manuels adaptés, des décisions fermes devront être arrêtées à l'automne 2008. La consultation du corps enseignant risque donc d'être tassée sur un temps très court et de n'aboutir, dans le meilleur des cas, qu'à la modification de quelques détails. Mais la présence sur le site du Ministère de l'Éducation nationale d'une page dédiée, avec forums thématiques et tout le tralalère, sera là pour prouver a posteriori que l'on n'a pas refusé le débat contradictoire.

Deuxième point : il faut changer de méthode. Présenter l'histoire de façon exclusivement chronologique, c'est monotone et ennuyeux ; le préjugé selon lequel il faut savoir ce qui c'est passé avant pour comprendre ce qui se passe après n'est pas fondé, on le voit bien au lycée où les programmes ont déjà été largement dépoussiérés. Quant à la géographie, il est clair qu'il faut rompre avec l'approche actuelle, qui consiste à présenter l'un après l'autre continents et pays en s'appuyant bien souvent sur des cartes : il ne peut y avoir ni couleur locale, ni vie, ni chair dans des leçons qui se ressemblent toutes un peu. Place, donc, aux regroupements thématiques et aux études de cas : là, on aura du concret, de l'humain, quelque chose qui parle à l'imagination de "ces petits gamins".
Le troisième point sur lequel l'inspecteur a insisté est que le programme actuel est trop lourd, en tous cas il n'est plus adapté ; il faut élaguer ou remplacer certains sujets par d'autres.

Concrètement, qu'est-ce que cela signifie ? Deux exemples. A l'heure actuelle, en histoire, on étudie :
*en sixième, la période allant de l'invention de l'agriculture à la chute de l'Empire romain ;
*en cinquième, le Moyen Âge (des royaumes barbares à la découverte de l'Amérique), agrandi du XVIe siècle.
Une leçon au moins va disparaître : celle qui était consacrée à l'Empire byzantin (ce que je regrette personnellement car ce cours est le seul qui permette, au collège, de parler un peu de l'Europe centrale et orientale). L'Égypte pharaonique a failli, elle aussi, passer à la trappe, et elle sera à l'avenir abordée beaucoup plus brièvement. "Oui, bien sûr" disait l'inspecteur, "c'est une leçon qui passionne les élèves, et les professeurs aussi, apparemment ; mais enfin finalement à quoi ça sert de leur farcir le crâne avec le processus de momification des cadavres, et vas-y que je t'enlève la cervelle par les narines, et que je te roule dans le natron, et caetera, et ensuite de leur expliquer la comparution devant le tribunal d'Osiris comme s'ils étaient eux-mêmes cités à comparaître ? Et pendant que vous vous appesantissez là-dessus, vous prenez un retard qui vous obligera à bâcler la leçon sur le christianisme en fin d'année !" Ramsès II et Toutankhamon ont in extremis sauvé leur peau, mais ils y perdent quelques bandelettes. On fait le ménage.
Par ailleurs, la limite chronologique entre le programme des deux classes sera déplacée : l'Islam, abordé jusqu'à présent au début de l'année de cinquième, sera désormais traité en sixième. On regroupe ainsi les trois monothéismes, ce qui permettra, lors de la première année de collège, la constitution d'un mini-module "histoire des religions".
Je suis extrêmement sceptique face à ce projet de refonte. Plus de 3.000 ans s'écoulent entre les débuts du judaïsme et la prophétie de Mahomet, que l'on étudiera pourtant dans le même élan ; je crains de ne pas être assez bon pédagogue pour faire comprendre à mes élèves le pourquoi de cette distorsion chronologique. Par ailleurs, en regroupant l'étude des trois monothéismes, on se condamne à les détacher de leur contexte historique. Ou on les constitue délibérément en réalités extérieures à l'histoire. S'agissant de l'école laïque, une telle démarche est troublante. Et je ne peux m'empêcher de remarquer qu'elle exauce un voeu clairement exprimé par l'actuel président de la République dans le domaine scolaire.

Ce grand toilettage du programme va apparemment permettre de dégager des marges : on consacrera à l'avenir un chapitre aux grandes civilisations extra-européennes avec, au choix, la Chine des Hans ou l'Inde des Gupta. Cela permettra de corriger l'un des "défauts" de l'ancien cursus, que l'on a jugé trop centré sur la France, l'Europe, l'Occident.
Pour la même raison, il semble que les futurs programmes mettront davantage l'accent sur l'histoire de la traite, de l'esclavage, de la colonisation (ce coup de barre à gauche étant peut-être destiné à compenser le coup de barre à droite dont j'ai parlé un peu plus haut ; on louvoie). L'inspecteur : "Regardons les choses en face, nous avons dans nos établissements des enfants qui viennent de tous les pays du monde. Alors il faut leur parler de choses qui leur parlent, à ces petits gamins ! Il faut leur parler de l'histoire de leurs pays !" Et là, malgré les deux ou trois verres de bordeaux dont je l'avais bercé, mon républicanisme s'est réveillé en sursaut : "Mais monsieur, leur pays, c'est la France, maintenant !" "Certes", m'a répondu l'inspecteur apparemment un peu gêné, comme si je venais de m'exclamer "Vive Le Pen !"

En géographie, la méthode dite de "l'étude de cas" va s'imposer, en particulier en classe de cinquième. On ne verra plus de façon systématique, comme cela se fait encore aujourd'hui, l'emplacement des fleuves et des montagnes sur la carte de l'Afrique. On préférera dorénavant consacrer une leçon au "développement durable" en sympathisant avec Mahamadou, un berger malien qui plante des arbres pour faire reculer le désert ; puis on essaiera d'élargir la perspective, en voyant comment la question écologique se pose à l'échelle de la planète entière. Et si les élèves ne savent pas où se trouve le Mali, et s'ils ignorent quel est ce désert qui avance inexorablement, eh bien ce n'est pas grave, on apprendra au fur et à mesure que les besoins apparaîtront, au coup par coup.

Je l'avoue : je suis un conservateur. Le programme actuel, avec tous ses défauts, me convient assez. Il est trop lourd, mais sa cohérence intellectuelle est indiscutable. Ses biais (par exemple son eurocentrisme manifeste) sont légitimes ou au moins, défendables. Son caractère parfois répétitif et terne peut être interprété comme un obstacle à la transmission des connaissances ; mais outre qu'on ne peut pas toujours faire du ludique et du fun en classe, son organisation offre la possibilité de suivre aux élèves studieux, si limités qu'ils soient par ailleurs. Quoi de plus sûr, quoi de plus compréhensible qu'une présentation chronologique des faits ?
Dans deux ans, tout cela passera à l'as. Nous, professeurs d'histoire-géographie, devrons d'abord avaler la grasse couleuvre d'un programme bourré d'arrière-pensées politiques ; et cette fois, il ne sera plus possible de finasser, comme avec la lettre de Guy Môquet : les manuels renouvelés, l'inspection vigilante, il faudra appliquer les consignes ou changer de métier. Et nous devrons aussi adopter de nouvelles méthodes. Désormais, pour être modernes, il faudra présenter le réel comme une collection kaléidoscopique de cas exemplaires, l'exposé méthodique des connaissances disponibles étant quant à lui rangé au musée des vieilleries pédagogiques (avant sans doute d'en être ressorti en catastrophe quant on aura constaté l'inanité du machin dernier cri).

Et pourquoi tout cela ? Parce que "ces petits gamins" ne peuvent pas apprendre tant de choses que ça ; parce qu'ils sont étrangers et qu'on ne peut plus enseigner la même chose que quand la France était peuplée exclusivement de descendants de Vercingétorix ; parce qu'un futur boulanger n'a pas besoin de trop en savoir sur l'Égypte pharaonique ou la politique de Louis XIV. Mais non, ce n'est pas de la condescendance. C'est juste du pragmatisme.
Bon, moi, j'espère pragmatiquement que je ne serai plus prof en 2009.

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