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  • : Au collège
  • : Je suis professeur d'histoire-géographie au collège Félix-Djerzinski de Staincy-en-France. Ce métier me rend malade et il fait ma fierté. Avant d'en changer, je dépose ici un modeste témoignage.
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17 avril 2008 4 17 /04 /avril /2008 22:17

Catherine nous dit : "Putain, vous savez pas le cauchemar que j'ai fait cette nuit. J'ai rêvé, non mais tenez-vous bien, j'ai rêvé que j'accouchais d'un élève.
-QUELLE HORREUR !" s'écrient à l'unisson les trois ou quatre auditeurs.

Mardi après-midi. Monsieur le principal nous octroie une nouvelle après-midi banalisée, et nous invite à une assemblée générale. A cinq minutes du début, l'image est impressionnante : il est seul à sa longue table, et fait face à une soixantaine de professeurs qui parlent entre eux à voix basse -de lui, évidemment, et pas en bien. Il affecte la décontraction, jambes tendues sous la table, le regard dans le vide comme s'il pensait à ses vacances. On ne pourrait mieux illustrer les excellents rapports entre la direction du collège et son corps enseignant.
Personne ne s'attendait, de sa part, à un mea culpa. Mais l'aplomb avec lequel il se justifie nous surprend tout de même.
Il dit que nous n'avions pas le droit d'invoquer notre droit de retrait, et reconnaît en même temps, avec maladresse, que ce n'est pas à lui qu'il appartient d'apprécier ce point, mais à l'académie ou au tribunal.
Il conteste que l'ambiance du collège se soit détériorée récemment : ce n'est pas ce que disent les statistiques qu'il a là, sous les yeux.
Il avoue du bout des lèvres que ce n'était pas une très bonne idée de gracier Josué au terme de son conseil de discipline. Mais il affirme aussi que chacun a droit à une deuxième chance -ce qui nous fait rire jaune, car les élèves traduits devant cette instance ont en général déjà craché quarante-sept fois dans la main tendue. Du reste, il ne veut pas parler de cette affaire : le conseil est secret et nous ne sommes rien censés en savoir ; nos reproches ne sont donc pas recevables. Quand Mme Lunar explique qu'elle a retiré sa plainte contre Josué parce qu'elle n'avait reçu aucun signe de soutien de la part du collège, M. Navarre la traite d'hypocrite - ce qui est une étrange façon de saluer son retour, après dix journées d'ITT.
En ce qui concerne enfin l'agression dont a été victime une surveillante, il nous répond que d'après plusieurs témoignages c'est elle qui aurait porté le premier coup. Nous sommes en mesure de lui apporter immédiatement plusieurs précisions : la pionne a effectivement donné la première gifle, parce qu'elle s'était retrouvée absolument seule au milieu d'une demi-douzaine de harpies au comportement très menaçant ; celles-ci ont été entendues par plusieurs adultes alors qu'elles se concertaient pour établir après coup une version commune ; elles se sont d'ailleurs félicitées d'avoir "bien niqué la gueule" de la surveillante et sont allées jusqu'à désigner leur prochaine victime. Mais là encore, M. Navarre botte en touche : c'est une affaire beaucoup plus compliquée que nous ne le croyons ; il sait des choses qu'il ne peut nous répéter ; nous pouvons déjà nous estimer heureux que l'élève giflée ait accepté de ne pas porter plainte.
C'est un dialogue de sourds que nous quitterions peut-être en masse sans l'influence modératrice de Mme Léostic. Nous éprouvons de la rancoeur parce que nous avons le sentiment que notre chef, celui qui devrait nous écouter et nous protéger, ne fait ni l'un ni l'autre ; c'est tout juste s'il ne nous accuse pas d'être les principaux responsables des problèmes de l'établissement. C'est dans cet état d'esprit que nous nous dispersons en ateliers de travail. J'ai observé que, à plusieurs reprises durant l'assemblée générale, M. Navarre avait consulté son portable et envoyé un ou deux SMS.

Pourtant, nous restons constructifs, je trouve. Nous avançons de nombreuses idées, dont la mise en pratique ne coûterait rien d'autre qu'un peu d'huile de coude. Pour résoudre en partie les problèmes de l'établissement, nous proposons de participer à des tâches qui ne devraient pas nous revenir et pour lesquelles nous ne recevrons aucune rémunération supplémentaire : patrouiller dans les couloirs, recevoir et gérer les élèves exclus du cours d'un collègue, éduquer à l'école les parents des trublions. Nous nous parlons beaucoup. Nous ne nous sommes jamais autant parlés -bande d'individualistes farouches que nous sommes. En contrepartie de sa gestion déficiente de l'établissement, on pourra au moins créditer M. Navarre de ce beau résultat.

A la fin des premier et deuxième trimestres, l'ensemble des élèves du collège travaille sur les mêmes énoncés. L'idée est de les inciter à rafraîchir les connaissances acquises au cours des trois derniers mois (et aussi de neutraliser deux journées qui, situées juste avant des vacances, sont habituellement chaotiques). Ce sont les devoirs communs, qui occupent ce jeudi matin.
J'ai de la chance : on m'a attribué la surveillance des sixième. Pendant trois heures seulement interrompues par une récréation de dix minutes, mes 24 écoliers travaillent dans un silence quasi-absolu. Je n'entends que des reniflements et le froissement des feuilles. Le nom des élèves commence par C ou D : Campos, Carvalho, Choukri, Cissé, Darbouk, da Silva, Deram, Diaby, Dieng, Diop. Ils sont tous courbés sur leurs copies, ils font de leur mieux. Je regarde devant moi cet océan de cheveux crépus, lissés, tressés, tondus, frisés, peignés au gel, disposés en dreads, en crête, en couettes. Dehors, il fait un soleil magnifique, on est au temps qu'arbres feuillissent ; leur ombre bouge à nos fenêtres. Je me sens bien au milieu de ces enfants. Ahmed tire fortement la langue en coloriant je ne sais quoi ; Alejandro essaie de tricher sur son voisin, qui est encore plus paumé que lui ; Perla, tout là-bas près de la fenêtre, est adorable dans son pull rose bonbon, avec ses cils de biche et ses moues enfantines. Après des semaines de tension, je me relâche et je voudrais interrompre leur travail pour leur dire que je les aime. J'ai mal au coeur en pensant à toutes les épreuves qui traverseront leurs vies. J'essaie de ne pas penser au moment où je corrigerai leurs copies et où je constaterai que je n'ai pas réussi dans mon rôle auprès d'eux.

   
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commentaires

L
Je ne crois pas que le problème soit insurmontable.Si comme vous le dites, le désordre vient d'une poignée d'élèves quand la majorité est prête à suivre les cours, il est nécessaire avec ces élèves violents et réticents à toute autorité, d'être absolument intransigeant. Ils n'ont rien à faire dans un collège, ce n'est pas leur rendre service que de les laisser devenir les caïds de leur cité. Ce qu'il leur faut, c'est la discipline bienveillante de l'armée ou bien le retour direct au pays.Je m'étonne que rien ne soit fait en matière d'autorité en terme de formation, d'action collective des enseignants, alors qu'il s'agit du problème numéro 1. La pédagogie ne sert à rien si l'enseignant est incapable de se faire respecter en tant que tel. L'autorité s'apprend, se gère. Encore une fois, ce n'est pas rendre service aux enfants que d'être cool, ou amical avec eux, ils ne sont pas là pour ça, de la même façon la violence, la colère ne sont pas le bon chemin même si dans votre cas, elle est parfois légitime.
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M
Bonjour,Ce type de récit, lorsqu'on enseigne dans le 93, semble se répéter à l'infini. La question qui se pose est alors la suivante: comment sont formés les proviseurs et les principaux. Finalement, on finit presque par se dire que leur formation est de piètre qualité, mais c'est aussi le cas de celles des profs...Bravo pour ce texte très bien écrit.
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D
<br /> C'est à dire que le personnel de direction est essentiellement composé d'anciens enseignants qui ont passé un concours spécial, où on évalue leurs compétences dans différents domaines tels que le<br /> droit et la gestion. Mais je ne crois pas qu'on teste leurs aptitudes en matière de gestion des ressources humaines. Et on n'apprécie évidemment pas leur caractère. Du coup, le<br /> ministère recrutera plutôt, pour gérer ses collèges et ses lycées, des juristes et des gestionnaires que des meneurs ou des hommes à poigne. C'est regrettable...<br /> <br /> En ce qui concerne la mauvaise formation des profs, je crois que je vois ce que vous voulez dire : nous ne sommes pas préparés à la réalité que nous trouvons quand nous arrivons en poste. On<br /> pourrait dire, assez cyniquement, que c'est tout l'intérêt d'envoyer les jeunes diplômés dans les établissements les plus difficiles : ils ont conservé une grande faculté d'adaptation...<br /> <br /> <br />
B
C'est triste de se sentir inutile.C'est affreux de sentir les choses se dégrader à ce point.C'est épouvantable de penser à la vie de ces gamins.Vu de Félix-Djerzinski (tchéki, lui ?), mon établissement rural est tranquille...Et pourtant ! Même attitude de la part de la direction (ce qui va mal est la faute des profs), et même dégradation inexorable de l'ambiance (bien qu'on ne soit pas encore arrivé à ce stade).De plus en plus d'élèves n'ont pas leurs affaires (y compris en EPS).Les cahiers de texte et d'appel sont systématiquement "égarés".Il y a des cris, des bousculades, des coups dans les portes.Les violences entre élèves ne sont plus rares.Il n'y a plus de retenues (de toute façon, quand il y avait des "heures de colle", les plus pénibles n'y venaient pas avec une excuse de leurs parents).Et après, on nous demande de faire de la "morale".J'en ai fait depuis que j'enseigne presque'à chaque heure de cours, en insistant sur le respect envers les autres.Mais maintenant je me tais : on n'a aucune crédibilité quand notre autorité morale d'adulte est bafouée, et quand la réalité de la vie des élèves, c'est la loi du plus fort (pas en français ou en maths, bien entendu).Comme je le dis maintenant souvent, depuis que j'ai pris la décision de quitter cette galère : bon courage à ceux qui restent !Mes amitiés respectueuses à l'auteur de ce blog, magnifiquement écrit.
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D
<br /> Eh oui, nous ramons à contre-courant et c'est très dur. Mais si nous le faisons pas, qui le fera ? Nous sommes un môle de résistance dans le processus de décivilisation.<br /> <br /> Je lirai avec intérêt le blog où vous racontez votre reconversion. Changer de métier fait également partie de mes projets à moyen terme (si je suis encore enseignant en collège à la rentrée 2009,<br /> ce sera un échec).<br /> <br /> J'ai sous les yeux la liste des 67 enseignants de Félix-Djerzinski il y a 2 ans. 24 sont partis : deux ont pris leur retraite, quelques TZR ont été envoyés vers de nouvelles aventures, une<br /> quinzaine de petits veinards ont obtenu la mutation demandée. Seuls deux se sont reconvertis : un prof de sport qui est devenu agent de joueurs de foot, et un prof de SVT qui a réussi le<br /> concours des personnels de direction.<br /> <br /> (Voix lugubre) "Ah ! Numéro 873. J'ai lu votre dossier. Vous êtes une tête brûlée ! Mais je vous préviens. On ne s'évade pas de cette prison."  <br /> <br /> <br />
K
Bravo Javi, ne faisant pas partie de cette corporation je n'osais exprimer mon sentiment ainsi.
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J
Sincèrement, vous êtes fous d'accepter de travailler dans de telles conditions. Votre collègue se doit de porter plainte, et vous de faire valoir votre droit au retrait. Il en va de votre travail, de votre santé mentale, et de celles de vos collègues dans les autres établissements. Car une chose est sûre: tant que les profs supporteront sans rien dire ce genre de conditions de travail, on trouvera toujours une raison pour vous donner plus d'élèves, moins d'argent et un encadrement toujours plus déficient.Que vous le vouliez ou non, Vous êtes au coeur d'un combat idéologique mené par la droite pour la destruction de l'enseignement public, et son remplacement massif par le privé, pour tous les élèves "normaux", le public se gardant les classes sociales défavorisées. En vous taisant, ou en laissant croire que vous défendez des intérêts catégoriels, vous laissez le champ libre au récit mythique de la droite sur les profs qu'ils faut éliminer sans pitié pour une société meilleure.Ce genre de situation est la seule occasion pour vous de faire valoir votre droit à des conditions de travail décente, sans vous prendre immédiatement en retour l'argument du corporatisme. J'attends avec impatience le jour où l'ensemble du personnel enseignant d'un établissement démissionnera collectivement (sincèrement, si vous résistez à ça, vous résisterez à n'importe quelle boite privée). C'est le seul moyen d'arriver à attirer la bienveillance de l'opinion je pense, et c'est indispensable pour redonner un peu de lustre à votre métier.Bon courage en tout cas.
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D
<br /> C'est vrai qu'il faut être un peu fou, à la base, pour exercer ce métier ; mais là n'est pas vraiment la question.<br /> <br /> Dans mon "feuilleton", j'ai oublié de préciser un point pourtant très important pour apprécier la situation : nos ennuis ont commencé avec le changement de principal. Le prédécesseur de M. Navarre<br /> était un homme froid, qui entretenait des rapports tendus avec la plupart des enseignants ; mais c'était en même temps un travailleur et un homme d'ordre. Il était par ailleurs épaulé par<br /> une équipe remarquablement soudée et efficace, avec notamment quatre CPE qui tenaient nos 800 élèves en respect. Cette époque nous paraît aujourd'hui un paradis perdu. Il y avait bien sûr des actes<br /> d'indiscipline, des insolences, des bagarres, mais les sanctions tombaient dru et à coup sûr ; résultat, les adultes étaient respectés et chacun pouvait faire son travail. Le<br /> collège avait, à l'extérieur, la réputation assez flatteuse d'être bien tenu, au contraire de ses voisins.<br /> <br /> Aujourd'hui, nos moyens sont quasiment identiques : nous avons perdu un CPE, mais nous avons un assistant social et une infirmière à mi-temps, ce qui n'était pas le cas il y a deux ans ; le nombre<br /> de surveillants et d'enseignants est, quant à lui, resté le même, à une ou deux unités près. Les crédits et le matériel sont équivalents, voire supérieurs à ce qu'ils étaient naguère : le<br /> département nous a offert une salle informatique flambant neuve, et il y avait en début d'année une réserve de 1.800 heures sup' disponibles. Bien sûr, si on nous offrait des PC portables<br /> personnels, des vidéoprojecteurs et des écrans tactiles dans chaque salle de classe, nous serions très heureux. Mais nous avons appris à être raisonnables et à faire avec ce que nous<br /> avons. <br /> Pourtant, l'ambiance a changé du tout au tout depuis 2005, et la salle des profs est devenue un vaste bureau des pleurs. Pourquoi ? A cause de facteurs purement humains. Nous aimons autant notre<br /> métier qu'il y a deux ans, mais nous n'avons plus la possibilité de l'exercer parce que l'ordre n'est plus convenablement assuré entre nos murs. La crainte qui nous protégeait du mépris de certains<br /> élèves est en train de disparaître et ils nous défient ouvertement.<br /> <br /> Les explications politiques, en l'occurrence, me paraissent les moins pertinentes. Les décisions prises par Nicolas Sarkozy dans le domaine scolaire auront peut-être des effets négatifs sur nos<br /> conditions de travail, mais je pense qu'il faudra encore plusieurs années pour s'en rendre compte : l'école vit dans le temps long. Pour comprendre ce qui nous arrive il faut, je crois, regarder à<br /> un niveau soit plus ponctuel, soit plus général. Le chaos qui est en train d'envahir Félix-Djerzinski est le résultat à la fois de la déficience d'un homme -son chef- et d'un état de civilisation,<br /> que le comportement de nos élèves ne fait que refléter. On peut donc être optimiste ou pessimiste : la reprise en main du bahut est encore possible, il suffirait pour cela d'un peu de poigne ; en<br /> même temps, ce sera un traitement purement symptomatique du problème, car la punition des trublions ne fera disparaître aucune des causes qui ont fait d'eux ce qu'ils sont.<br /> <br /> Quant à la possibilité d'actions collectives et spectaculaires, je suis assez sceptique. Les enseignants me paraissent assez individualistes au fond ; même si 80 % se disent de gauche, leurs<br /> options politiques divergent (légitimisme vs contestation) ; et la situation matérielle de beaucoup d'entre eux leur interdit de parler trop haut. Et puis, quand bien même nous parviendrions à<br /> mettre sur pied une pareille action, que demanderions-nous ? Des moyens ? J'ai dit un peu plus haut que ce n'était pas (encore) le problème. Un autre principal ? La hiérarchie académique s'y<br /> refuserait sans doute par principe et le blocage deviendrait total.<br /> <br /> Nous faisons, encore et toujours, de notre mieux...<br /> <br /> <br />