Ce week-end, petite virée en province avec ma femme et mon fils. A l'hôtel, il y a évidemment une télé dans la chambre, et Louis veut voir les dessins animés. J'en regarde dix minutes avec lui. Je suis atterré par la bêtise, la violence, la laideur surtout de ce programme ; il est pourtant spécialement destiné aux enfants, et nous sommes sur le service public. Louis paraît fasciné par ce qu'il voit, et je dois, après avoir essayé de négocier, éteindre d'autorité. J'avais l'impression qu'il était en train de prendre du poison, du poison sucré.
Quand je dis à mes élèves que je n'ai pas de télévision chez moi, leur réaction est toujours à peu près la même : "Hein ? Mais c'est pas possible ! Qu'est-ce que vous faites le soir ?" (Pour être juste avec eux, j'ai déjà observé la même réaction chez certains de mes collègues). Je leur réponds que je lis, que je regarde des DVD sur mon ordinateur, que je joue avec mon fils, mais ils ne paraissent pas très convaincus ; je suis tout bonnement anormal. Souvent je me suis dit qu'une bonne partie de nos problèmes venaient de là : après avoir bataillé toute la journée avec leurs professeurs, les élèves rentrent chez eux la tête lourde et pratiquent un bon lavage de cerveau en allumant leur poste. Le foot leur fait oublier les maths, les jeux effacent la grammaire, la pub balaie les sciences physiques, les séries annulent les efforts du prof d'histoire-géo. Ce n'est pas de la détente, c'est de la purge. La télé est un anti-précepteur. Et son influence est telle que les salles de cours sont souvent polluées par son apport : la formule "J'ai vu à la télé que..." est prononcée au moins une fois à chaque cours, et elle introduit presque toujours une énormité.
La consommation moyenne de télévision est de 3 h 38 chez les Français, et je n'ai aucune raison de la supposer inférieure chez mes élèves, bien au contraire. Or 80 % de mes élèves ont une télévision dans leur chambre. Les parents, quand on pointe ce fait, paraissent presque toujours surpris qu'on en fasse un problème. On est bien chez les pauvres.
Je me demande comment Louis, en grandissant, vivra l'absence de télé chez lui. Peut-être qu'il parviendra, à force de supplications, à nous convaincre d'en acheter une ; alors nous aussi nous nous avachirons devant des programmes dont nous penserons qu'ils sont stupides mais drôles, et que nous les voyons au second degré. Peut-être que ce sera une source de bagarres avec ses camarades-"Ouah, le clochard, il a même pas de télé chez lui, trop la honte !" Peut-être que des amis l'inviteront chez eux à savourer clandestinement les émissions préférées de sa génération, et le secret l'éloignera de nous.
Quand il était plus petit, j'avais rêvé d'une école d'enfants atéliques, dont les parents auraient tous fait le même choix que nous. Le niveau aurait sans doute été excellent, mais il fallait craindre les attaques de citoyens téléphages offensés par notre démarche. Et les élèves rebelles se seraient sans doute rassemblés dans les chiottes pour regarder TF1 sur leurs portables. On ne peut se détacher de cette emprise.