Rentrée des enseignants ce lundi. Il ne s'agit que d'aller discuter le bout de gras avec quelques collègues, mais j'ai des crampes dans les cuisses, l'estomac en boule, les mains moites et les doigts glacés. De façon très opportune, Libération de ce jour consacre sa dernière page au portrait d'un Néerlandais, coach en suicide.
Ce que j'avais oublié : la longueur de l'heure passée dans les transports en commun- j'arrive à destination fatigué, sans avoir pourtant rien fait ; la tête résignée des gens que l'on croise, travailleurs matinaux qui paraissent tous se trouver là contre leur gré ; l'exubérante laideur du paysage de Seine-Saint-Denis, à ma descente du métro. Tout ou presque paraît gris et pauvre.
Un détail que j'oublie toujours pendant les vacances : le collège se trouve juste en dessous des couloirs aériens empruntés par les avions qui atterrissent à Roissy. Du coup, une quinzaine de fois dans l'heure, des avions de toutes tailles passent en vrombissant à notre verticale. La distance entre eux et nous est difficile à évaluer, mais elle me paraît parfois inférieure à 100 mètres. Il faut souvent interrompre les cours pour laisser passer le vacarme de leurs moteurs. Que de fois j'ai rêvé à un crash magnifique sur nos classes bondées.

Le charme discret du bâtiment central
Plaisir sincère de revoir les collègues. On se fait la bise, on se serre la main. Quelques mots échangés sur les vacances, la famille. Puis on ne sait plus quoi se dire : en temps normal, la quasi-totalité de nos conversations porte sur les élèves ("Quel con, ce machin", "Comment tu gères Untel ?", etc). Heureusement, la foule qui se presse aujourd'hui en salle des profs permet de reproduire ces échanges superficiels ad libitum.
Des nouveaux. Je remarque un collègue germaniste qui arrive ici après avoir enseigné quelques années à la Sorbonne, sans doute en travaillant à sa thèse. La contrariété de se trouver là contracte légèrement sa tête lisse de bête à concours en une expression déçue et irritée. Je le comprends. Je suis passé par le même état. Mais tu verras, camarade, quelques mois dans ces lieux t'indigéniseront. L'empreinte des cris se superposera à celle de toutes tes lectures savantes. Ne t'inquiète pas.
A 9 heures 24, je perds mes clés pour la première fois de l'année. Je me souviens avoir rencontré un très vif succès l'an dernier auprès de ma classe de cinquième en expliquant la signification de l'expression "Acte manqué" à partir de ce fait :
"...Moi, par exemple, il m'arrive très souvent d'oublier mon trousseau de clés du collège. Pourquoi, à votre avis ?
-Parce que vous êtes mal réveillé ?
-Parce que vous ne savez pas ranger vos affaires ?
-Parce que vous les confondez avec un autre jeu de clés ?
-Mais non ! C'est tout simplement parce que je n'ai pas envie de venir au collège ! Je préfèrerais rester chez moi avec ma femme et mon petit garçon !
-Aaaaaah ouais !"
Ce jour-là, j'ai connu une authentique réussite pédagogique -même s'il n'est pas sûr que cet excursus ait contribué à grandir mon image dans l'esprit des élèves.
La pluie paraissait nécessaire et, vers dix heures, elle se met à tomber, assez drue, par intermittence. Le ciel se pend aux panneaux de basket de la cour.

J'essaie de me secouer et j'échange quelques mots cordiaux avec le jardinier. Il m'apprend qu'il a participé cet été, dans la région de Saint-Gaudens, à un camp biblique. Il voulait "entendre la parole de Dieu". Il a été très marqué par un baptême pratiqué comme à l'époque du Christ, dans une rivière. L'heureux récipiendaire était un Américain, un GI de deux mètres deux qui voulait sans doute retourner au combat en limitant les risques de damnation éternelle.
Après nous avoir offert viennoiserie et café, le principal tient absolument à présenter les uns aux autres les cent et quelques membres de la Communauté Éducative. Chacun se lève et montre sa bobine à l'appel de son nom. Cet exercice puéril et inutile est reconduit tous les ans à titre rituel, sans doute pour marquer symboliquement notre unité. Mais l'énumération interminable finit par lasser la politesse de l'assemblée qui se met à papoter. Nous nous comportons comme des élèves indisciplinés avec un professeur maladroit. Moi-même, j'attends que mon tour soit passé et je pars prendre quelques photos du bâti.
A midi, je vais chercher quelques paperasses à la mairie. En partant du collège, je dois emprunter l'avenue Lénine. Avenue Lénine. Quand même ! (Dans ce blog, je changerai systématiquement le nom des personnes ; j'appellerai la commune Staincy-en-France, même si les lecteurs perspicaces pourront sans grandes difficultés lui rendre son vrai nom ; quant à mon collège, je le rebaptise Félix-Djerzinski). -Je prends quelques clichés supplémentaires du paysage urbain. Passant devant le "Foyer Lénine", je jette un coup d'oeil par le portail entrebâillé. Du mobilier entreposé pêle-mêle dans la cour ; un marché privé sur quelques tables en formica ; une impression de misère et de saleté. Je tente de prendre une photo à la dérobée, mais un grand bonhomme en boubou m'a vu. "Eh ! Vous ne pouvez pas faire ça !" Comme je ne veux pas l'offenser, j'efface la prise sous ses yeux. Il se radoucit et on discute un peu. Il m'apprend que les bâtiments tristes abritent un foyer Sonacotra.
"Vous êtes nombreux là-dedans ?
-On est environ 200, mais bon, ça va ça vient. Quand tu as un frère qui arrive du pays, tu ne peux pas le mettre à la porte.
-Vous êtes tous africains ?
-Oh oui. Que des Africains (soupir).
-Et comment c'est à l'intérieur ?
-Pas bien. On est trois quatre par chambre. Tout est à refaire : l'eau, l'électricité... l'électricité, surtout. Ya des fils qui dépassent, des courts-jus... Un jour, on va tous flamber là-dedans.
-Et vous êtes ici depuis longtemps ?
-Ça fera trente ans en 2008.
-Et vous avez de la famille au pays ?
-Oui.
-Des enfants ?
-Oui."
Le chagrin qu'il éprouve en répondant à ces questions abrège notre conversation. Il tient à la main une carte téléphonique à sept euros cinquante. Je lui souhaite bonne chance et poursuit mon chemin. Pendant tout notre dialogue, un autre Africain nous a écouté attentivement, mais sans dire un mot. Il devait se tenir prêt à intervenir dans le cas où je me serais révélé un policier en civil. -Je comprends pourquoi le monsieur en boubou ne voulait pas que je photographie le foyer : il avait simplement honte de vivre là.

Mais on trouve aussi, Dieu merci, ce genre d'habitat.
Dans l'après-midi, différentes réunions s'enlisent dans l'ennui. Les enjeux, pourtant, ne sont pas minces : notre métier change. 1800 heures supplémentaires ont été débloquées au bénéfice de notre établissement, pour y organiser des études dirigées et des activités culturelles ou sportives à la fin des cours. Le corps enseignant diminue par non-remplacement de ceux qui partent en retraite ; mais à ceux qui restent, on propose de "travailler plus pour gagner plus." On passe à un autre modèle. Pourquoi pas, après tout ?
Mais cette transformation est menée en dépit du bon sens. Les mesures d'accompagnement nécessaires semblent n'avoir donné lieu à aucune réflexion. On veut bien fermer les locaux deux heures plus tard, mais cela donnera du travail supplémentaire aux agents d'entretien, aux surveillants chargés de filtrer les entrées, à la concierge ; comment gérer cela, et avec quels moyens ? L'enveloppe qui nous est tendue est exclusivement destinée à rémunérer le travail des enseignants. En outre, c'est lundi à 11 heures que nous apprenons l'existence de ces moyens énormes ; et le rectorat exige que nous décidions avant jeudi midi si nous acceptons d'effectuer des heures supplémentaires et, dans l'affirmative, quel usage nous comptons en faire. C'est d'autant plus remarquable que nous ignorons encore absolument l'emploi du temps de nos classes et que nous ne savons donc pas à quelle heure pourraient commencer les fameuses études dirigées.
Dans ces conditions, les rares candidatures qui apparaissent sont celles de jeunes collègues mal payés et dont la disponibilité est quasi-illimitée. Le grand élan de générosité gouvernemental risque de ne donner lieu, faute d'un timing mieux pensé, qu'à des retombées très limitées ; l'annonce impressionnante ne coûtera pas grand chose ; et en plus, on pourra produire dans un an de très jolies statistiques démontrant de façon irréfutable que les heures généreusement mises à la disposition du corps enseignant pour porter assistance à leurs élèves les plus fragiles n'ont pas été consommées. Feignasses de privilégiés accrochés à leurs dix-huit heures par semaine !
L'absurdité ne s'arrête pas là. Ces 1800 heures ont un coût théorique qui doit approcher les 100.000 euros. Et d'autres fonds nous tombent du ciel : sans doute pour ne pas se laisser distancer par le Ministère, le Conseil général (ou la municipalité) nous offre 5000 euros pour financer les projets pédagogiques destinés à meubler la pause déjeuner ; et 8780 euros "pour la gratuité", sans que personne -pas même le principal- ne comprenne très bien ce que notre bienfaiteur entend par là ; et encore 400 euros pour améliorer les rapports de l'école avec son quartier ; etc. Toutes ces sommes nous ont été accordées sans que nous les ayons sollicitées, en fonction de priorité qui ne sont pas les nôtres, mais celles du mécène ; la manne risque donc, encore une fois, de rester inemployée. Trois heures après avoir entendu la douce musique de l'argent public qui ruisselle, je me vois refuser avec douceur mais fermeté, par notre gestionnaire, l'achat d'une carte murale à 69 euros : les enseignants d'histoire ont dépensé tout leur pécule en acquérant deux rétroprojecteurs et ils devront se serrer la ceinture jusqu'en janvier 2008.
En rentrant chez moi, je suis si épuisé que je bois l'eau destinée à l'arrosage des plantes -eau que j'ai agrémentée d'engrais "Or brun" aux bio-stimulants actifs.