Depuis que je suis arrivé à Félix-Dzerjinski, mon niveau d'exigence n'a cessé de baisser. Lors de ma première année d'enseignement, seuls les bons élèves parvenaient à me suivre ; et comme il y en a très peu, il a fallu que je démocratise. Mais j'ai parfois l'impression d'avoir mis la main dans un engrenage terrible. L'ignorance et la mauvaise volonté de mes ouailles m'oblige en effet à retrancher du cours, année après année, des connaissances que j'estimais naguère indispensables.
Cette érosion des savoirs n'est nulle part plus nette qu'en quatrième. Dans les petites classes, beaucoup d'élèves -même parmi les plus faibles- conservent un peu de cette curiosité enfantine qui permet de les hisser au-dessus du minimum vital. Chez les adolescents flamboyants qui peuplent les classes de quatrième, en revanche, ne semble subsister aucune des qualités qui rendent la transmission possible (ces qualités étant, par ordre d'intérêt décroissant, le désir de savoir, le goût de l'effort, l'esprit de compétition, le respect de l'autorité professorale, la crainte des sanctions). On a alors affaire à de grands corps mollassons, mal élevés et tourmentés par leurs glandes.
Les rares individus qui, au sein de cette population, témoignent d'un peu de souci de s'instruire, ou d'un respect sincère pour l'institution scolaire, se font impitoyablement mettre en boîte. "Intello" est l'une des pires insultes que l'on puisse subir dans ce contexte, d'autant qu'elle est utilisée avec parcimonie. Dans la plus mauvaise de mes deux quatrième, la seule élève qui ait un niveau convenable évite par tous les moyens de se mettre en avant ; mais cela ne lui permet pas d'échapper aux quolibets lors de la correction des devoirs, où elle est parfois la seule à avoir obtenu la moyenne.
Ce phénomène de médiocrisation (qui touche en premier l'enseignant) m'a sauté aux yeux quand nous avons étudié la carte de l'Europe. Sur deux fonds de carte, l'un physique, l'autre politique, j'ai demandé aux élèves de placer une quarantaine de repères -noms de mers, de fleuves, de montagnes, de pays. J'ai dû y consacrer beaucoup plus de temps que je ne l'avais prévu ; car même si j'accompagnais les élèves pas à pas, en projetant le document sur écran et en le complétant sous leurs yeux avec force commentaires, beaucoup n'y arrivaient pas. Ils voyaient bien des lignes figurer sur la feuille, mais ils ne savaient pas de quel côté était la terre, et de quel côté l'océan ; ils prenaient le tracé des fleuves pour celui des frontières, et vice-versa ; ils tenaient leurs cartes dans le mauvais sens ; ou bien encore ils se trompaient "un peu" et se montraient bientôt incapables de réparer les erreurs qui s'étaient accumulées. Ils manquaient d'aptitudes techniques très simples, que j'étais en droit de supposer acquises depuis longtemps, comme d'observer les actes d'un enseignant et de les reproduire à l'identique ; et ils manquaient aussi de connaissances essentielles -beaucoup, par exemple, étaient incapables de situer les points cardinaux, et ne comprenaient donc rien à mes explications.
Et plutôt que de se révolter contre ces manques, de vouloir les combler, ils manifestaient une irritation sans cesse croissante contre les modestes savoirs que je prétendais leur faire acquérir -soit parce qu'ils étaient bien conscients qu'il était de toute façon trop tard pour eux, soit parce que la paresse qui leur a fait prendre tant de retard s'est épanouie au fil du temps, pour atteindre à présent des dimensions monumentales.
A partir du vingtième ou vingt-cinquième toponyme, des gémissements ont commencé à s'élever dans la classe : "Mais monsieur, comment voulez-vous qu'on apprenne tout ça ? On n'y réussira jamais ! Et à quoi ça sert, d'abord ? Qu'est-ce que j'en ai à faire de la Volga et du Danube ?" J'ai fait de mon mieux, je me suis battu pour l'intégrité de la géographie européenne ; mais à la fin, devant ce qui devenait une véritable révolte (plusieurs élèves avaient carrément cesser d'écrire quoi que ce soit, estimant sans doute que leur cerveau était plein), j'ai dû lâcher du lest.
Si je compare la carte réalisée cette année avec celle d'il y a deux ans, je vois tout ce que le temps et l'inappétence ont fait disparaître. La plaine germano-polonaise a disparu, et je sens que les Carpates auront subi le même sort à la rentrée 2008 ; le Pô, l'Oder, l'Ebre et le Tage ont été effacés, tout comme la mer Egée ; l'Irlande, le Portugal et la Grèce ont été, au sens propre, rayés de la carte -la Norvège et la Roumanie ne se sauvant que d'extrême justesse. Ne parlons même pas des villes européennes, qui ont complètement cessé d'exister.
Si je ne m'enfuis pas à temps, j'ai peur qu'un jour, la carte ne reste entièrement vierge. Les lieux n'auront plus de nom, et il n'y aura d'ailleurs plus de lieux : il n'y aura plus rien. Nous disparaîtrons.