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  • : Au collège
  • : Je suis professeur d'histoire-géographie au collège Félix-Djerzinski de Staincy-en-France. Ce métier me rend malade et il fait ma fierté. Avant d'en changer, je dépose ici un modeste témoignage.
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23 décembre 2007 7 23 /12 /décembre /2007 01:35
Bruce-Lee.jpg
Cours avec les 4° G.

Youssef
. -Vas-y toi, avec ta grosse tête, on voit même pas le tableau.
Ismaïl. -Ferme ta gueule et va bouffer un burger.
Moi. -Youssef ! Ismaïl ! Taisez-vous !
Ismaïl. -Eh msieu, moi tant qu'y relance, j'relance.
Youssef. -En plus y'a deux bosses sur ta tête, on dirait un chameau.
Moi. -Youssef !
Ismaïl. -T'es gros. Moi je dis que t'es gros. Va maigrir et après on parle.
Moi. -Mais enfin ! Je suis en quatrième ou dans une cour de maternelle, là ?
Ismaïl. -Eh msieu, c'est lui qui engrène, hein, il arrête pas d'engrener.
Youssef. -Une groooosse tête.
Ismaïl. -Eh mais vous avez vu ? Vous avez vu comment y me parle l'obèse, là ? Ferme un peu ta gueule.

Assise au fond de la classe, où je l'ai placée parce qu'elle est l'une des rares élèves en qui j'ai toute confiance, Lily, calme et attentive comme d'habitude, m'observe en souriant.

*     *     *     *     *

Dialogue entendu en salle des profs.

-T'as téléphoné à la mère de Kilian ?
-Ben ouais, c'est toujours la même chose. Elle s'excuse pour tous les problèmes que nous cause son fils, mais elle ne sait pas quoi faire.
-Ah bah c'est sûr, maintenant il a quatorze ans, il est beaucoup trop tard pour avorter.

*     *     *     *     *

Cours avec les 4° G.

Moi. - ...dans toutes les religions, il y a des interdits ; les plus connus concernent l'alimentation. Par exemple, les musulmans n'ont pas le droit de manger de ...
Tous. - Porc.
Quelqu'un. -C'est haram.
Youssef. -Eh msieu, mais c'est pas complètement interdit, hein.
Moi. -Qu'est-ce que tu veux dire, Youssef ?
Youssef. -Ben, le porc halal, on a le droit.
Moi et plusieurs autres. -Du porc halal ?
Youssef. -Ouais, des fois y z'en mettent dans les pizzas. Ça a le même goût que la dinde, même.
Moi. -Est-ce que le porc halal ne serait pas tout simplement de la dinde ?
Youssef, qui ne veut pas perdre la face. -Non, non, pas du tout msieu.

*     *     *     *     *

De la machine à café, la vue plonge par une vaste baie vitrée sur les issues du bâtiment principal. Nous sommes trois ou quatre adultes à observer les élèves qui sortent en masse à la sonnerie de quatre heures et demie. Naturellement, là-bas, au fond, il y en a qui commencent à se battre. L'un d'entre eux, particulièrement agressif, finit par obtenir ce qu'il cherchait apparemment : une meute se constitue contre lui, il prend une balayette d'école, puis, en tentant de se relever, quelques coups mal ajustés. La scène se déroule à environ 70 mètres à vol d'oiseau, mais nous la voyons aussi distinctement que si un spectateur complaisant l'avait chargée sur Youtube. Tout en sirotant notre capuccino, nous échangeons nos impressions.

"Ah la la la, les ados, quand même.
-Les garçons surtout.
-Ah non, les filles aussi.
-C'est vrai, les filles aussi.
-C'est parce qu'ils savent pas échanger autrement. Y savent pas parler, alors y cognent.
-C'est désolant.
-Ouais, c'est pas flatteur pour les profs de français. S'ils faisaient mieux leur boulot, c'est sûr que ces élèves seraient en train de s'envoyer des épigrammes cinglantes !
-Mais vous trouvez vraiment que c'est ça, le problème ? Pour moi, le problème, c'est que ces garçons ne savent pas vraiment se battre. J'ai du mal à comprendre pourquoi, d'ailleurs, parce qu'ils ont tout de même une bête d'expérience. A 14 ans, ils devraient tous être comme Bruce Lee, mais non, y sont tout juste capables de se foutre des petits coups de pieds sournois. Ceux qui ne font pas leur boulot, à mon avis, c'est les profs de sport ! Ils devraient leur apprendre des prises mortelles, des coups à la carotide. Ça ferait de la place dans les classes, tiens.
-Ouais, mais après, ils utiliseraient tout ça contre nous.
-Pas faux."

*     *     *     *     *

Cours avec les 4° G.

Moi. -...et c'est pour ça qu'on peut connaître avec précision le nombre de naissances dans ce village au XVIIe siècle : comme tout le monde était catholique, chaque enfant qui naissait était immédiatement baptisé, et le curé le notait dans son registre.
Youssef. -Eh mais msieu, nous aussi on a le baptême.
Moi. -Qu'est-ce que tu veux dire par ce "nous", Youssef ? Les musulmans ?
Youssef. -Ouais, les musulmans. On se fait baptiser, nous aussi.
Otman. -Mais qu'est-ce que tu racontes ? On se fait pas baptiser, nous, on a la circoncision, mais c'est même pas obligatoire.
Youssef (buté). -Eh mais si.
Moi. -Le baptême, c'est une pratique qui a été lancée par Jésus, pour bien montrer sa différence avec les autres religions. Alors ce serait tout de même un peu étonnant que les musulmans l'ait repris. Toi par exemple, Youssef, tu es baptisé ?
Youssef, avec une petite hésitation. -Oui.
Moi. -Bon, tu es chrétien alors.
Youssef, légèrement indigné. -Dites pas ça, msieu, ça se fait pas.

*     *     *     *     *

A huit heures du matin, je marche dans la cour le nez en l'air, en regardant la beauté de l'aube d'hiver, et je sens que les élèves que je croise me prennent pour un dingue. Lors de la remise des bulletins trimestriels, j'ai vu les parents de dix-neuf de mes vingt-deux élèves. Youssef va partir dans un établissement spécialisé, en Lozère, pour soigner son obésité ; ses sorties aberrantes me manqueront. Méthode pour obtenir dix minutes de silence admiratif dans une classe de quatrième essentiellement constituée de garçons : s'enfoncer accidentellement une punaise sous l'ongle de l'index, perdre une ou deux gouttes de sang, dominer la douleur et continuer le cours comme si de rien n'était. Je n'ai toujours pas réussi à terminer le roman que j'ai commencé il y a maintenant un mois, et qui ne compte pourtant pas plus de 300 pages. "Quoi ? Carla Bruni sort avec Mickey ?!" Mon fils a bien chanté Vive le vent à la fête de son école, mais je n'étais pas là pour l'entendre : je travaillais. Amoncellement de copies sur l'angle inférieur droit de mon bureau. "Quels sont les symboles du pouvoir du pharaon ? -Le cafard." Ah ! qu'est-ce que c'était bien, les vacances à la Plagne, l'année dernière ! L'oubli total ! Je hais Camélia Boubay. Quelle fatigue, quelle fatigue mon Dieu, il faut absolument que je dorme. Je repars au bled, dans le Pas-de-Calais ; je vais boire des Chimay et manger, inch'Allah, des chips au vinaigre. Pourvu que tout se passe bien avec les élèves de sixième, au Louvre, le sept janvier. Où es-tu, ma jeunesse ? Penser un peu au Christ. J'aime bien le froid ensoleillé. Je vais imploser.
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21 décembre 2007 5 21 /12 /décembre /2007 00:11
Mes élèves ne sont pas responsables de la médiocrité de leur français. Ils subissent de mauvaises influences. La grande majorité de ceux qui parlent cette langue, quels que soient leurs origines et leur milieu, semble en effet avoir décidé qu'il ne fallait plus se gêner. On se déboutonne.
Dans le torcheculatif Métro, unique lecture quotidienne de quelques centaines de milliers de Franciliens, j'ai relevé hier, page 16,

M--tro-1.JPG
page 20,
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page 21,
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page 22,
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page 24,
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Quand je lis Métro, j'ai l'impression que je parle et que j'écris une langue morte. Et comme mes élèves lisent Métro, ils partagent ce sentiment.
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20 décembre 2007 4 20 /12 /décembre /2007 15:23
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Mon collègue François Bonhomme se plaint que les élèves ne croient pas en l'existence du passé simple. Quand il prétend leur faire apprendre une forme telle que "nous fûmes", on lui répond "mais ça n'existe pas, ça, vous inventez." Plusieurs fois, il a dû montrer son Bescherelle pour vaincre le scepticisme général. Les élèves n'avaient tout simplement jamais entendu une chose de ce genre.
Le passé simple est un temps de l'écrit et ils lisent peu. La petite minorité qui aime lire se contente d'une "littérature jeunesse" au vocabulaire et à la syntaxe simplifiés ; nous avons sans doute une part de responsabilité dans ce triomphe de Pennac sur Dumas. Quant à la puissante majorité de ceux qui ne lisent que sous la contrainte, ils se satisfont souvent d'un lexique minimal, celui qui sert à leurs échanges quotidiens avec la famille et les copains, et les mots inconnus que nous tentons de leur apprendre sont traités comme des immigrants clandestins dont bien peu obtiendront droit de cité. Ils nous entendent et constatent que nous parlons en fait une langue différente de la leur ; les plus malins apprennent un français véhiculaire qui leur permettra de se débrouiller en dehors de leur petit chez-eux ; mais beaucoup ne voient pas l'intérêt de faire cet effort. La langue des enseignants et de ceux qui écrivent des livres est celle d'un pays étranger qu'ils n'ont aucune envie de visiter (il faudrait d'ailleurs dire, pour être honnête, que beaucoup d'enseignants parlent mal et ne lisent pas).

Les principales victimes de cet appauvrissement sont la phrase -je ne dis pas la phrase complexe, mais la simple proposition comprenant un verbe conjugué-, la ponctuation et la nuance. A l'oral, tout se crie ; à l'écrit, l'affirmation sommaire écrase tout. La distinction entre oral et écrit n'est d'ailleurs plus vraiment pertinente. L'influence des skyblogs, de MSN, des SMS et d'autres plateformes de bavardage inconsistant est directement observable dans les copies. De façon plus générale, les nouvelles technologies font passer la nécessité de parler juste et de bien écrire pour des archaïsmes. Lors des évaluations, un nombre croissant d'élèves n'écrit plus du tout : ils entourent ou soulignent des extraits de l'énoncé, en pensant que cela répond à nos questions. On doit leur expliquer, souvent en vain, qu'on ne peut pas utiliser une feuille de papier comme un écran d'ordinateur plein de liens hypertextes.
A la longue, cette contestation ouverte ou implicite de la norme linguistique induit un malaise certain chez ceux qui la défendent. Après tout, la langue, c'est un contrat passé entre tous ses locuteurs, un contrat constamment révisable ; alors s'il n'y a plus qu'une poignée de puristes pour défendre l'existence du passé simple, n'est-ce pas à eux de convenir que leur acharnement est vain ? Exit nous fûmes, adieu ils allèrent, du balai vous apprîtes. Mort aux vieilleries. Faisons le ménage.

"Il faut assurément demeurer d'accord que, pour mauvais que puisse être un prince, la révolte de ses sujets est toujours infiniment criminelle. Dieu, qui a donné des rois aux hommes, a voulu qu'on les respectât comme ses lieutenants, se réservant à lui seul le droit de juger leur conduite. Sa volonté est que quiconque est né sujet obéisse sans discernement. Il faut cependant que les souverains soutiennent par leurs propres exemples la religion catholique sur laquelle ils sont appuyés. Ils doivent savoir que leurs sujets, les voyant plongés dans le vice et le sang, ne peuvent les reconnaître pour les vivantes images du Dieu tout-puissant."
Face à ce texte tiré des Mémoires de Louis XIV et beaucoup simplifié par rapport à son original, la première réaction de mes deux classes de quatrième a été, non pas similaire, mais identique : "Mais monsieur, c'est pas du français, ça ! Pourquoi vous nous faites lire des trucs pareils ?" J'ai eu l'impression d'avoir offensé ces élèves en leur soumettant une énigme déloyale. Et j'ai été triste en pensant à la rupture complète avec le passé que leur réaction manifeste. Le français classique est devenu une langue étrangère pour beaucoup de jeunes Français, qui sont également en train de couper leurs dernières amarres avec les normes standard du français contemporain.
Il en va de même, dans une large mesure, pour tout le patrimoine, bâti, valeurs, souvenirs historiques. Que la population ait complètement changé au cours du dernier siècle n'a à mes yeux pas beaucoup d'importance ; ce qui est grave et triste, c'est que cette génération manifeste un tel éloignement, une si totale incompréhension à l'égard de ce que fut le pays autrefois et naguère. L'an dernier, j'ai emmené mes élèves de quatrième voir à Paris des monuments d'architecture classique (les Invalides, la place Vendôme, la colonnade du Louvre). J'ai essayé de leur faire comprendre que cet héritage était le leur. Mais, à part quelques bons élèves, ils n'avaient aucun intérêt pour un tel legs. Alors que nous traversions le pont Alexandre-III, une élève m'a demandé quel était le nom de la rivière, là, en dessous.  

Le monde où vivent ces enfants rétrécit ; l'appauvrissement de la langue et le détachement à l'égard du passé ne sont que des aspects de cette réduction, et on pourrait en citer beaucoup d'autres. Une collègue de SVT m'a dit qu'elle avait beaucoup de mal à faire en sixième son cours sur l'organisation du règne animal, car une forte majorité d'élèves ignorent ce qu'est une chauve-souris, un renard ou un bourdon. Ils sont incapables de nommer une pie, un moineau, un pigeon, un merle, alors qu'ils les ont tous vus sur les pelouses de leur cité : pour eux, ce sont des oiseaux et basta. Face à la photo d'un animal inconnu, on essaie de les mettre sur la voie : "C'est le papa de Bambi !" Mais ils n'ont pas vu Bambi. -Avec sa classe de quatrième SEGPA, une enseignante d'arts plastiques a essayé d'étudier les tableaux d'Arcimboldo ; mais le projet a tourné court, car une majorité d'élèves ne reconnaissait pas la carotte, le chou-fleur ou l'artichaut.  

Un monde raréfié, vraiment.
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16 décembre 2007 7 16 /12 /décembre /2007 23:03


Sonnet

Les avions volent bas, mais sans nous bombarder.
Il ne faut pas se plaindre. Ca pourrait être pire.
Un préadolescent, perdu dans son délire,
Exalte Ben Laden et nous envoie tous chier.

Pourtant la guerre est loin, la matinée tranquille
Dans mon bahut de ZEP du féroce 9-3.
Ce n'est pas le djihad, c'est l'ennui qui est roi
Et la laideur aussi dans les murs imbéciles.

La pauvreté somnole entre les HLM
Sous les vols destinés à Bali ou Belem
Et je regarde au ciel leur trafic ordinaire.

On se tait, assourdis par le bruit des moteurs.
J'ai parfois l'impression que tous ces gros porteurs
Vont nous parachuter de l'aide humanitaire.


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11 décembre 2007 2 11 /12 /décembre /2007 19:05
Coeur-1.jpg
"Stéphanie -Msieu, jamais on fait vie de classe.
Moi -Tu plaisantes. On en a faite une la semaine dernière.
Stéphanie -Mais on a des choses à dire.
Moi -Vous avez toujours des choses à dire. Si je vous écoutais, on pourrait faire vie de classe tous les jours. Et je sais ce que vous me raconteriez : les profs vous donnent trop de devoirs, ils vous parlent mal et ils vous punissent alors que, sur le Coran, vous n'avez rien fait.
Agit -C'est pire que ça, msieu.
Moi -Pire que ça ? Laissez-moi deviner : ils ont essayé de vous forcer à travailler ? Ça, c'est vraiment méchant de leur part.
Stéphanie -Mais Msieu, arrêtez de vous moquer ! Écoutez-nous un peu !
Cindy-Lou -Ouais, on veut parler de Monsieur Bonhomme.
Moi -Ah, nous y voilà. Je m'y attendais, figurez-vous.
Plusieurs élèves -Et pourquoi ?
Moi -Parce qu'il vient de me remettre un nouveau rapport à propos de vous.
Stéphanie -Ouaaah ! Un rapport ! Il est malade !
Moi -Stéphanie, si tu répètes encore une fois ce genre de choses, je te colle mercredi après-midi, c'est compris ?
Naoufel -Et qu'est-ce qu'y dit dans son rapport ?
Moi -Eh bien la même chose que d'habitude. Votre niveau en français est mauvais, ce qui n'est pas forcément votre faute ; mais vous ne faites aucun effort pour rattraper votre retard. Les cours ne se passent pas bien, parce que vous faites de la résistance : vous n'appliquez pas les consignes, vous essayez de négocier quand il vous donne des devoirs, ce qui est idiot, puisque la plupart d'entre vous ne les font pas de toute façon. Le résultat, et je m'en aperçois bien quand je lis vos copies, c'est que la plupart d'entre vous parlent et écrivent le français comme si c'était une langue étrangère pour eux. Ah oui ! il dit aussi, plus précisément, que certains élèves perturbent les cours en faisant n'importe quoi. Dois-je vraiment préciser (dis-je en regardant fixement Agit, puis Naoufel) qui sont les perturbateurs en question ?
Agit et Naoufel -Qui ? Moi ?
Moi -A votre avis ?
Agit et Naoufel -Ouaaaaah ! Trop dégoûté !
Stéphanie -Eh msieu, y parle pas de moi, msieu Bonhomme, dans son rapport, d'accord ? Bon bah moi, je peux vous dire que Naoufel, pour une fois, il a rien fait. Il était tout calme au premier rang, on croyait qu'il était malade.
Moi -Stéphanie, le faux témoignage est puni par la loi.
Stéphanie -Pourquoi vous dites ça ? Pourquoi vous le croyez lui et pas moi ?
Moi -Stéphanie, tu es une fille intelligente, alors tu dois certainement comprendre pourquoi je crois mes collègues plutôt que mes élèves.

(Deux ans avant mon arrivée au collège, François Bonhomme a été accusé par une de ses élèves de quatrième de l'avoir touchée. Cette plainte était étayée par le témoignage de plusieurs copines, qui avaient tout vu, les gestes déplacés, les larmes de la pauvre victime. L'affaire s'est terminé par la condamnation de la gamine pour dénonciation calomnieuse. C'est une épreuve que je n'aimerais pas vivre.)

Agit -Msieu, je peux vous dire un truc ? Msieu, sur la tête de ma mère j'ai rien fait.

(Chaque fois qu'un élève emploie cette expression, je repense à une scène de Tirez sur le pianiste, de Truffaut. Un truand jure je ne sais quel bobard "sur la tête de sa mère", et on voit, dans une petite incrustation en haut à droite de l'écran, une pauvre vieille dame qui s'effondre dans sa chambre, victime d'une attaque cardiaque fulgurante.)

Agit -... sur la tête de ma mère j'ai rien fait. Jreconnais, j'ai pas fait mes devoirs. Mais de toute façon je vais être puni, puisque j'aurais zéro, d'accord ? Alors après, pendant les cours, sérieux jsuis trop sage, jpose des questions et tout, et vous savez quoi msieu ? Eh ben y mrépond même pas. Y dit "Tais-toi !", alors que je fais que poser des questions. Eh mais pourquoi y me traite comme ça lui ?
Moi -Agit, je crois que je peux comprendre monsieur Bonhomme. Si tu prends la parole à tort et à travers, sans l'avoir demandée, pour lui demander de répéter des consignes qu'il a déjà donnée cinq fois, et que tu n'as pas entendue, parce que tu n'écoutais pas, ben c'est un peu normal qu'il t'envoie bouler, tu ne crois pas ? C'est pas un distributeur automatique de réponses monsieur Bonhomme, c'est un prof. Un être humain. Des fois il est fatigué, énervé, ou malade, et alors il n'a pas forcément envie de te répondre avec gentillesse et humour, comme je suis sûr qu'il fait habituellement. Alors mettez-vous à sa place.
Cindy-Lou -"Gentillesse et humour !" Msieu Bonhomme ! Wouarf.
Agit -Eh mais monsieur, vous dites toujours ça, mettez-vous à notre place, mettez-vous à notre place. Mais vous, essayez un peu de vous mettre à notre place. Vous croyez que c'est facile ?
Moi -Honnêtement oui, je crois que c'est plus facile. Si vous voulez, vous pouvez vous asseoir dans un coin et vous faire tranquillement oublier. Tiens, le dernier jour, j'ai vu Bernadette qui dormait au fond de la classe, ...
Bernadette -Ouah msieu, c'est pas vrai ! (et elle rit, car elle sait bien que si.)
Moi -...eh bien je ne l'ai pas réveillée, je ne lui ai pas demandé de se mettre au travail, parce que j'ai pensé que tant qu'elle dormait elle ne bavardait pas. Voilà. Alors que nous, les profs, on ne peut pas se planquer, voyez-vous. Il faut toujours qu'on soit là, debout, devant vous, à essayer de vous expliquer des choses que vous ne comprenez pas, des choses que bien souvent, vous n'avez aucune envie de comprendre.
Agit -Ouais mais nous aussi on peut être fatigués ou énervés, comme vous dites. Moi je me suis fait voler mon portable hier, ben pourtant je vous ai pas empêché de faire cours.

(De forts soupçons pèsent sur Naoufel. Il a nié, bien entendu, mais je sais aussi qu'il a essayé de consoler Agit en lui disant : "Qu'est-ce tu pleures pour un portable ? Il était tout pourri ! Je t'en vole un mieux, stu veux.")

Moi -Il n'aurait plus manqué que ça. D'abord, pourquoi est-ce que tu amènes ton portable au collège ? Tu vis à 500 mètres !
Stéphanie -Eh mais msieu, c'est autre chose qu'on voulait vous dire sur Monsieur Bonhomme.
Moi -(Soupir) Et qu'est-ce que c'est, cette affreuse révélation ?
Stéphanie- Il nous aime pas.
Moi -Comment ?
Plusieurs voix, dont celles d'Agit et Stéphanie -Il nous aime pas.
Moi -Mais de quoi vous me parlez ? C'est pas son boulot de vous aimer, enfin ! Vous avez des parents pour ça ! Ya pas de module "amour" à l'IUFM, désolé !
Plusieurs voix -C'est quoi l'ihueffème ?
Moi -Laissez tomber. Ce que je veux vous dire, et j'espère que vous le comprendrez, c'est que même si vous avez l'impression que Monsieur Bonhomme ne vous aime pas, même si vous ne l'aimez pas vous-mêmes, vous devez vous rendre compte que la matière qu'il vous enseigne, elle, elle est très importante. Et ce serait complètement idiot que vous n'appreniez rien en français parce que le prof ne vous paraît pas suffisamment sympa, pas suffisamment cool. Alors ne vous focalisez pas sur lui et essayez de prendre tout ce qu'il a à vous donner, OK ?
Bogdan -Ouais mais msieu, on apprend mieux quand on aime bien le prof.
Plusieurs voix, dont la mienne -C'est vrai.
Agit et Stéphanie -Il nous aime pas.



Ma femme et moi emmenions régulièrement notre fils Louis à la PMI quand il était bébé. Nous vivions alors à Moizy-sous-Bois, une commune pauvre du Val-de-Marne. Partout, sur les murs du local où les enfants patientaient avant qu'on les examine, les puéricultrices avaient punaisé des affichettes qui martelaient le même message.

"Mères ! Parlez à vos enfants !"

"Ils ont besoin que vous leur montriez votre amour."

"Câlinez vos tout-petits ; chantez-leur des comptines, racontez-leur des histoires."
.
Pour un grand nombre des mamans qui passaient dans ces lieux, ces messages étaient destinés à rester lettre morte ; d'ailleurs certaines étaient analphabètes. Elles passaient leur temps à parler entre elles à voix très forte. Quand elles étaient seules, elles rêvassaient. Rien ne semblait pouvoir les sortir de leur indifférence torpide, et leurs petits pouvaient faire à peu près tout ce qu'ils voulaient. Elles n'intervenaient qu'en cas de danger imminent, si l'enfant bleuissait ou se rapprochait d'une prise de courant. J'ai souvent éprouvé de la compassion pour ces enfants qui semblaient grandir seuls comme des arbres de la forêt. Mais, perplexe ou un peu lâche, je n'ai jamais rien dit.
Je me suis souvent posé deux questions. La première : pourquoi ces mères se comportent-elles ainsi ? Je ne me permettrais pas de penser qu'elles aiment moins leurs enfants que je n'aime le mien. Louis est mon premier et à ce jour seul enfant, j'étais un jeune père très anxieux, et je me disais parfois, en observant leur placidité, que tout cela était culturel, qu'elles élevaient leurs gamins selon une tradition que je n'avais pas à juger, et que je ferais certainement moins le malin si j'avais huit enfants au lieu d'un seul. D'ailleurs, ces mamans avaient fait l'effort d'emmener leurs bébés à la PMI, ce qui témoignait d'un certain souci de leur bien-être. Mais avec le temps, je suis de moins en moins convaincu par ce travail d'auto-persuasion politiquement correct. Et il faut peut-être reconnaître pour commencer que quand on fait huit enfants, on a de fortes chances d'être une mère négligente.
La deuxième question que je me pose est : que devient l'enfant à qui ses parents ont négligé de parler pendant les trois premières années de sa vie ? J'ai déjà eu quelques éléments de réponse quand, quelques mois plus tard, mon fils a commencé à fréquenter une halte-garderie de la même commune, où il était l'unique rejeton d'une famille des classes moyennes. Louis faisait l'émerveillement du personnel : il souriait, il était gai, il cherchait à communiquer avec les autres ; il savait comment manipuler un livre. Cet enfant normal faisait exception.



-Aaaah, bordel, mais qu'est-ce que c'est que ces gens ? On dirait que la scolarité de leurs gamins m'intéressent plus qu'eux ! Ils pourraient tout de même faire un effort !
-Qu'est-ce qui se passe ? me demande avec placidité un collègue.
-Il y a cinq perturbateurs dans la classe dont je suis prof principal. Je viens d'appeler chez les parents de quatre d'entre eux. Il y en a une qui ne répond jamais aux messages que je laisse sur son répondeur, une qui ne parle pas français, un qui a abrégé au maximum la conversation et une qui m'a dit : "Je vais en parler à son père, il va payer ça."
-Et le cinquième ?
-Ben c'est Agit Aksu, je vais appeler sa mère, là.
-Tu sais, ça m'étonne pas beaucoup. Moi, la dernière mère d'élève que j'ai vue, elle m'a dit : "Moi, j'y arrive plus avec Kévin, mais vous, il vous aime bien. Alors est-ce que vous pourriez vous occuper de lui ?" Texto.
-Pu-taaaain. Et elle te file ses allocs en échange ?
-Non mais attends, moi, j'ai 24 ans, je suis un peu jeune pour adopter un gamin qui en a 13.
-Bon, excuse-moi, faut que je passe mon dernier coup de fil. (...) Bonjour, madame. Vous êtes la mère d'Agit Aksu ?
- (Voix endormie) Oui, c'est moi.
-Je suis M. Devine, son professeur principal. Vous avez cinq minutes à me consacrer ?
-Oui, oui.
-Voilà, je vous téléphone parce que nous avons beaucoup de problèmes avec Agit en ce moment. Il perturbe pratiquement tous les cours. Il n'est pas méchant, hein, ce n'est pas un voyou, là-dessus je peux vous rassurer. Mais les enseignants sont tout de même souvent obligés de l'exclure de leurs cours parce qu'autrement, ils ne peuvent pas faire leur métier. Et comme en plus, Agit ne travaille pas du tout, et que ses notes sont très basses, on a une situation inquiétante. Voilà.
-Ah.
-Vous êtes surprise par mon coup de fil, madame ?
-Non, pas vraiment, j'avais déjà vu en regardant son carnet de liaison qu'il y avait un problème.
-Et heu... excusez-moi de vous poser la question, mais vous avez fait quelque chose ?
-J'ai essayé, mais il ne m'écoute pas. Vous savez, ce n'est pas facile, hein. C'est... Je peux vous parler ?
-Bien sûr, madame. Je ne demande pas mieux.
-Mais vous n'allez pas répéter ce que je vais vous dire, d'accord ?
-Je vous le promets.
-Voilà, vous savez, Agit, c'est un enfant qui a une histoire particulière. Il n'a jamais connu son père, je dois l'élever toute seule. Alors il n'est certainement pas le seul dans ce cas, mais lui, il le vit très mal, surtout maintenant qu'il est un adolescent. Il me fait des reproches sur la façon dont j'ai fait ma vie. Et il essaie de prendre la place de l'homme, dans notre petite famille. C'est vrai que ses grands-parents le lui ont peut-être un peu trop répété, que c'était lui, l'homme, maintenant, qu'il devait me protéger. Qu'est-ce que vous voulez, il a fini par le croire. Donc vous comprenez que quand je lui dis que ça ne va pas, qu'il fait n'importe quoi, il ne m'écoute pas. Il me répond : "Mais toi aussi, t'as fait n'importe quoi."
-Ah.
-Et le seul qui a un peu d'autorité sur lui, c'est son oncle, mais je ne veux pas le déranger à chaque fois qu'il y a un problème avec Agit. D'abord je dois pouvoir régler ça moi-même. Et puis, son oncle, c'est un homme bon, mais de temps en temps ça peut lui arriver aussi d'être un peu violent. Alors moi, vous savez, je suis la mère d'Agit tout de même, je ne veux pas qu'il se fasse frapper.
-Bien sûr.
-Et puis Agit, aussi, comment vous dire ? Il a un immense besoin qu'on s'intéresse à lui. Moi vous savez, j'ai un compagnon en ce moment, et ça se passe très mal, avec Agit. Si je fais un bisou à mon ami et qu'Agit le voit, il va falloir que je lui en fasse dix, sinon c'est la crise totale. C'est pour ça que... je peux pas vous demander d'aimer Agit, bien sûr, mais vous devez savoir que c'est un enfant, il est... comment dire...
-...en manque ?
Coeur-3.jpg
-Oui, c'est un peu ça, en fait. Il veut toute l'attention pour lui.
-Et vous pensez que c'est ça qui explique son comportement pendant nos cours ?
-Ah oui, je pense. Vous savez, je sais que ça se passe très mal avec un de vos collègues, monsieur Bonhomme, il s'appelle, je crois.
-C'est le professeur de français.
-Oui, eh bien à chaque fois qu'Agit me parle de lui, il me répète la même chose, comme quoi monsieur Bonhomme ne l'aime pas, qu'il ne veut pas répondre aux questions, qu'il l'ignore, et ainsi de suite.
-Madame, j'ai déjà parlé de ça avec mon collègue, et je peux vous dire qu'il a de très bonnes raisons de se comporter de cette façon.
-Oui, je sais, mais si vous pouviez lui dire d'être un peu plus gentil avec mon fils ? Agit, vous savez, c'est pas un enfant méchant, d'ailleurs vous l'avez dit vous même. Il a juste besoin de sentir un peu d'affection chez l'adulte.
-Madame, je ne peux rien vous promettre. Je ne veux pas minimiser les problèmes de votre fils, mais dans sa classe, il y en a d'autres qui n'ont pas non plus une vie toute rose. Il y a une élève dont la maman a un cancer, une autre dont les parents ont divorcé l'année dernière et qui passent leur temps à se jeter des mauvais sorts par marabouts interposés, enfin c'est pas la petite maison dans la prairie, si vous voyez ce que je veux dire. Et pourtant ces élèves se tiennent bien.
-Oui, mais Agit, c'est un enfant très sensible. Et c'est le mien. Dites-moi que vous essaierez de parler avec les autres professeurs.
-Je veux bien, mais vous, vous allez parler avec votre fils.
-Oui. D'accord.
-Il y a une autre chose dont je voulais vous parler. Le lundi et le mardi, je vois Agit à huit heures, et il a souvent l'air absolument épuisé, comme s'il sortait d'une nuit blanche. Vous avez remarqué la même chose ?
-Ah oui, il a des problèmes d'insomnie. Il rentre dans sa chambre à dix heures et demie, mais il n'arrive pas à s'endormir. Et puis...
-Oui ?
-Et puis c'est vrai que des fois, il y a des copains ou des copines qui l'appellent à des heures... le dernier soir, ça a sonné chez lui à trois heures du matin ! Et il a discuté pendant une heure ! Moi, je ne suis pas entré dans sa chambre, ça n'est plus un bébé et il a le droit d'avoir son jardin secret... mais je marchais dans l'appartement, je faisais du bruit pour qu'il comprenne que je m'étais réveillée et que je me faisais du mauvais sang... vous vous doutez, un appel en pleine nuit, on pense tout de suite aux pires choses...
-Mais finalement, est-ce que c'est vraiment indispensable qu'il ait son propre téléphone ? Il est encore bien jeune, non ?
-Ben au début je le lui avais acheté pour rester en contact avec lui dans la journée. Avec la vie qu'on mène, c'est important, vous savez, de pouvoir localiser vos enfants quand vous êtes bloquée au boulot. Et puis évidemment, ce téléphone, il a fini par s'en servir pour appeler ses copains.



Les deux tiers de mes élèves disposent d'un téléviseur et d'un téléphone portable personnels. Ceux qui n'en ont pas sont soit les plus pauvres, soit la petite minorité issue des classes moyennes. Souvent les parents convoqués au collège à cause des mauvais résultats ou des transgressions de leur enfant se défendent de la façon suivante : "Je ne comprends pas, on fait tout pour lui, il ne manque de rien." Au début de l'année, j'ai explicitement suggéré au papa de l'un des élèves, le lent et mou Marius, que tous ces biens pouvaient être considérés comme des récompenses et non comme des dus, qu'il ne deviendrait pas un père indigne s'il confisquait la Playstation de son fils jusqu'à ce que celui-ci se décide à bosser un minimum. Il a eu l'air surpris. C'est un homme d'origine haïtienne, venu en France pour travailler dur et offrir à sa famille ce qu'il y a de meilleur. L'idée ne lui était apparemment jamais venue qu'il puisse mettre des conditions au confort matériel de son fils. Les plaintes des professeurs, pourtant, l'affectaient sincèrement : la paresse de cet enfant trop gâté était un grain de sable imprévu dans ses rêves de réussite. Je me souviens de ses mains calleuses et de son français incertain ; je me souviens aussi du regard échangé par Marius et son père à la fin de notre entrevue, et de leur embrassade furtive.



J'organise, pour mes élèves de 4° F, un petit jeu de rôle : nous allons mettre en scène leur futur conseil de classe, et chacun d'eux incarnera un professeur. Agit réclame le rôle de M. Bonhomme, que je lui confie bien volontiers. Quand vient son tour, il dit :
"Ouais, ya trop de bavardages dans cette classe. On peut pas travailler, c'est pas bien. Et pis ya un élève qui arrête pas de faire des problèmes, c'est Agit. Tout le temps jdois le reprendre, tout le temps y s'agite, il arrête pas de poser des questions alors que j'ai déjà répondu, moi je crois qu'il est bête. On peut pas travailler avec lui."
Ses camarades sont hilares à l'écoute de cette autocritique convaincante. Je demande :
"Alors, M. Bonhomme, qu'est-ce que vous comptez faire avec cet élève ?"
Il hausse les épaules.
En y réfléchissant, je finis par me demander si Agit n'a pas choisi M. Bonhomme, dans la vie comme dans notre jeu de rôle. Ils s'entendent très mal, mais le conflit est après tout une forme de relation -une relation, même, singulièrement intense dans leur cas. Le discours d'Agit est ambivalent : le plus souvent il se présente comme la victime d'une haine injustifiée ; parfois au contraire, il prend toutes les fautes sur ses frêles épaules.
Mais ce qu'il refuse de toutes ses forces, c'est d'être abandonné au sort des élèves ordinaires.



J'ai eu quatorze ans, moi aussi, et je me souviens de quelques professeurs remarquables. L'un d'eux m'a enseigné les sciences naturelles tout au long de mes quatre années de collège. Il s'appelait M. Pauwels.
Dans le magma de souvenirs brumeux et imprécis que m'ont laissé les pénibles années de l'adolescence, j'ai gardé de lui quelques images très vives. Je me souviens aujourd'hui encore, à plus de 20 ans de distance, du cours où il nous avait expliqué pourquoi les algues n'ont pas toutes la même couleur -et c'est tout de même un bel exploit que d'être parvenu à me tenir en haleine avec un sujet pareil. Je me souviens de l'excursion qu'il avait organisée pour aller chercher des fossiles dans une carrière de calcaire et de ma jalousie envers ceux qui avaient découvert des ammonites et d'autres merveilles, alors que je ne trouvais que d'insignifiantes petites crottes. Je me souviens à l'inverse de ma fierté débordante lorsqu'à l'occasion d'une autre sortie en bord de mer, à Wissant, j'avais déniché une sorte de long ver où il avait reconnu un specimen de Nereis virens ; et je l'avais ramené au collège comme un trophée inestimable, sans me rendre compte que la bestiole était en train de crever dans le sachet plastique percé où je l'avais emprisonnée.
Il n'était pas si aimable. Dès mon deuxième cours avec lui, j'avais eu droit à une engueulade monumentale et à une heure de colle parce que j'avais représenté une feuille d'érable d'une façon qui ne lui convenait pas. Il était dur et redoutable dans ses colères, toujours maîtrisées pourtant. Je ne suis jamais allé discuter avec lui à la fin d'un cours, comme je le faisais avec mes charmantes profs de français. Mais j'aimais passionnément les choses qu'il m'apprenait et la façon dont il me les apprenait. Je n'avais pas d'affection pour lui, mais j'avais du respect et de l'admiration. Il me permettait de comprendre le monde et je lui en savais gré. Je crois encore revoir les phasmes qui s'échappaient de leur vivarium et déambulaient entre nos trousses, provoquant de petits cris effarouchés des filles. Mon coeur battait quand j'entrais dans la salle gardé par un squelette et pleine d'objets étranges, où je me sentais comme dans la maison d'un sorcier.
Ah ! comme les choses étaient différentes alors.



Quelques jours après ma conversation avec sa mère, Agit se présente au collège avec un énorme cocard. Il a l'air épuisé et triste. Il ne veut pas en parler mais les commères de service m'apprennent qu'il a été impliqué la veille dans une bagarre à la sortie du collège. Puis il est rentré chez lui, s'est disputé avec sa mère, et celle-ci l'a mis à la porte. Il était censé passer la nuit chez ses grands-parents, mais je ne serais pas exagérément surpris si on me disait qu'il a en fait dormi dans une cage d'escalier. Je décide de rencontrer la maman pour un échange de vues.
En voyant madame Aksu pour la première fois, je suis surpris. Elle est jeune -une petite trentaine ; elle ne devait pas avoir 20 ans à la naissance d'Agit. Elle est belle et séduisante. Elle s'exprime bien et je finis par oublier sa voix nasillarde et un peu traînante. Son charme physique est sans doute l'une des données à prendre en compte pour comprendre le comportement de son adolescent de fils.
A M. Bonhomme et à moi-même, elle dit qu'elle n'en peut plus, qu'Agit est peut-être trop sensible, que son indiscipline n'est qu'une manifestation de cette sensibilité ; et elle nous réclame de la compréhension voire, si nous nous en sentons capables, un peu d'affection. Mon collègue décline et rappelle avec bon sens que les règles sont les mêmes pour tous.
A la fin de notre entretien, Agit fait son apparition. Avec son oeil au beurre noir et ses vêtements chiffonnés, il est absolument pitoyable. Je dis : "Quand on parle du loup !", mais il a plutôt l'air d'un chien battu. Il n'ose pas s'approcher de sa mère ; leur dispute est encore trop fraîche. M. Bonhomme et moi, nous nous esquivons.

Coeur-2.jpg


Pendant ce temps, quelque part à Bobigny ou à Diyarbakir, un homme vieillit en ignorant tout des souffrances de l'enfant qu'il a engendré.
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10 décembre 2007 1 10 /12 /décembre /2007 23:12
Cr--nes.jpg











Aujourd'hui, au cours d'une conversation de cantine, je me suis souvenu de l'anecdote suivante.

Dans l'école primaire où j'ai appris à lire (cette école s'appelait naturellement Jules-Ferry), on trouvait, dans un placard de la classe de CM2, un objet singulier. C'était un squelette humain désarticulé qui reposait dans plusieurs caisses poussiéreuses. L'institutrice, Mme Warshawski, utilisait cet objet avec parcimonie dans ses leçons sur le corps humain.

J'aimais beaucoup Mme Warshawski, une vieille Polonaise à l'aspect chevalin et aux méthodes pédagogiques antédiluviennes. Un jour, elle a fait un malaise devant nous -elle était en fin de carrière- et j'étais persuadé qu'elle allait mourir sur scène, comme Molière, qu'elle nous avait fait découvrir. Nous, ses élèves, nous étions rassemblés dans le gymnase et nous attendions avec anxiété la nouvelle fatale -enfin moi, j'attendais avec anxiété, les autres faisaient les singes sur la corde à noeuds. Malheureusement pour son mythe, elle survécut.

L'école était très ancienne ; elle avait échappé par miracle aux destructions des deux guerres mondiales. Bien des années après avoir cessé d'être son élève, j'ai demandé à mon ancienne institutrice, lors d'une visite de courtoisie, quelle était l'origine des ossements qu'elle nous montrait parfois. Elle me raconta en peu de mots l'histoire suivante. Au début du XXe siècle cette école, comme beaucoup d'autres, était dirigée par un laïcard militant. Vint la Grande guerre. Le directeur était trop vieux pour la faire. Mais son fils partit au front, et y laissa sa peau. On rendit le cadavre au père. Celui-ci, ne croyant pas en l'immortalité de l'âme, prit le parti d'utiliser ces restes dans ses leçons de choses. 
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6 décembre 2007 4 06 /12 /décembre /2007 22:16
R--visionnisme.JPG
Saurez-vous repérer les quelques retouches effectuées par cet élève de quatrième dans son manuel d'histoire ?
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3 décembre 2007 1 03 /12 /décembre /2007 23:19
Cinquième. Contrôle d'éducation civique sur la leçon "L'égalité".

Les Français sont-ils tous égaux du point de vue économique ?
Réponse de Jude : "Non, car les pauvre paye moin que les personne riche car les personne riche doit donné plus d'impo a l'état." Je ne peux m'empêcher de noter dans la marge : "Donc, d'après toi, il vaut mieux être pauvre ?"

Comment expliquer qu'un ouvrier vive en moyenne sept ans de moins qu'un professeur ?
Réponse de Vera : "Plus on travaille, plus on vit moins."
Réponse de Jude : "C'est la vie."
Réponse de Medhi : "Tous les gens ne travaillent pas à l'école donc il y a cette inégalité."

Est-ce que tous les parents touchent l'allocation scolaire de rentrée ?
Réponse de Majdouline : "Non car certains parents n'ont pas d'enfants."



Sixième. Exaspéré par la stupidité hors-norme de Dilan, je parviens à freiner in extremis le flux d'insultes qui me remonte des tripes. Et j'opte pour la litote :
"Dilan, tu n'es pas très intelligente."
Elle sourit.



Au début du cours de quatrième, Camélia vient me demander, à haute voix, sur l'estrade, devant l'ensemble de la classe :
"Msieu, vous allez pas me croire, hein, mais j'ai encore ce problème de fille. J'ai pas eu le temps de changer ma serviette, elle est sale. Jpeux aller à l'infirmerie ?
-Mais l'infirmerie est fermée l'après-midi.
-Tant pis, j'irai à la vie scolaire."
Trop heureux de me débarrasser de ce boulet, je lui donne mon accord.
Elle revient une vingtaine de minutes plus tard et, à peine assise, interpelle Djibril, à l'autre bout de la classe.
"Wesh, rgarde-moi dans les yeux et dis-moi : pourquoi tu veux pas sortir avec moi ?"
Djibril ne paraît pas très chaud.
Camélia meuble les dernières minutes de cours en feuilletant des prospectus ayant pour sujet l'hygiène intime des adolescentes. Je pense qu'une surveillante a dû lui filer un échantillon publicitaire pour la dépanner, avec un peu de documentation à l'intérieur. A la fin de l'heure elle laisse tout sur sa table. Sur l'emballage plastique, il est écrit en caractères mignons :

Secrets de fille.



A la fin du cours, Fadila surmonte sa timidité et s'approche de mon bureau. Malgré ses notes passables, j'ai rédigé pour son bulletin une appréciation élogieuse. "Merci msieu, jvous adore !" Sans relever le nez de ma paperasse, je lui réponds à mi-voix : "C'est réciproque."



Cinquième. On est passé à une leçon d'histoire sur l'Empire carolingien.

Moi. -Vous voyez, Charlemagne voulait que les garçons aillent à l'école pour apprendre à lire la Bible. Mais bizarrement, il ne parle jamais des filles. Pourquoi, à votre avis ?
Ümeyhan, 19/20 de moyenne. -Peut-être qu'il n'y avait pas de filles à l'époque ?"



Autour de la machine à café, on tue le temps en attendant que les conseils de classe commencent. Le prof d'allemand, Hubert Allaisse, nous raconte un conseil de discipline auquel il a assisté autrefois, dans un établissement voisin.
"Je ne connaissais pas le gamin qu'on allait devoir juger ; j'ouvre son dossier et je vois qu'il s'appelle Johnny. Et histoire de détendre l'atmosphère, je lui dis : 'Ouah, tu vas allumer le feu, avec un prénom comme ça !' Ouais ouais, vous savez que j'adore ce genre de blague débile, pas la peine de me jeter vos gobelets. -Mais alors, je regarde autour de moi, et je vois que mes collègues ne rient pas du tout. Au contraire ! Ils me tirent franchement la tronche. Et tu sais pourquoi ? Eh ben, ce qu'on reprochait à Johnny, c'est qu'il avait essayé de brûler vif un de ses camarades.
-Oh my god. Et pourquoi il a raté son coup ?
-Ben il avait pas d'essence, alors il a aspergé sa victime de Tipp-Ex. Forcément, ça marchait moins bien."



Choses entendues lors du conseil de la 6e G.

Ganeshkumar, délégué de classe : "Ya des élèves qui lancent des avions en papier, on doit s'arrêter à cause d'eux, et les élèves qui veulent travailler pendant ce temps-là ils doivent attendre."

Un enseignant : "Ce qui est très difficile, dans cette classe, ce n'est pas seulement qu'il y a des très bons et des très faibles ; ça, on commence à avoir l'habitude. Moi, j'ai 11 élèves sur 24 en dessous de 8/20 de moyenne. Mais chacun de ces onze-là a un problème particulier. Il y en a qui ne savent pas du tout écrire en français, d'autres qui sont en rébellion contre l'école, d'autres encore qui sont plongés dans des problèmes familiaux insolubles, et encore d'autres qui sont tout simplement limités intellectuellement. Alors même avec de la pédagogie différenciée, enseigner à un public aussi disparate, c'est compliqué."

Madame Léostic, principale adjointe : "Quand ils sont complètement perdus, on ne sait pas faire. Donc essayons de les récupérer un peu avant."

M. Guérin, conseiller d'orientation - psychologue, à propos d'un élève complètement perdu : "Ça fait cinq ans qu'il est arrivé d'Algérie et il n'est pas entré dans la langue. C'est, au sens exact du terme, un handicapé : il souffre d'un désavantage linguistique, parce qu'il y a chez lui un mécanisme mental qui ne marche pas. Ce n'est pas un problème de quantité de travail, au contraire." Puis il s'aperçoit de la présence des deux délégués des élèves, qui écoutent sans tout comprendre mais avec intérêt ce portrait inattendu de leur camarade. "J'avais oublié que vous étiez là."

Madame Léostic, parcourant le dossier d'un petit dur à cuire : "Quoi ?! Il est né en 94 et il est en sixième ? Mais c'est n'importe quoi."



Sur le chemin du retour, Blur. I don't wanna think at all. There's no other way, there's no other way, all that you can do is watch them play !
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25 novembre 2007 7 25 /11 /novembre /2007 16:20
Quatrième G. Cours sur les droits sociaux.

Moi. -La devise de la République française c'est : Liberté, Egalité, ... ?
Deux ou trois voix. - ... Fraternité.
Moi. -Bien. Et qu'est-ce que ça veut dire, "fraternité" ?
Silence total.
Moi. -Ca veut dire qu'on est tous... frater...
Une voix. -On est tous fraters ? Qu'est-ce qu'y raconte ?
Moi. -On est tous frères ! Frères et soeurs. Voilà. Tous les citoyens de la République française sont des frères et des soeurs. Et d'ailleurs, c'est logique. Vous connaissez les premiers vers de l'hymne national français, la Marseillaise ? Allons enfants...
Les deux tiers de la classe se mettent à chanter à pleine voix :

Allons enfants de la patriiii-i-e
Le jour de gloire eeeeest arrivé !

Djeison, qui n'a pas chanté. -On joue contre qui ?
Moi, sans relever. -Merci pour ce bel effort. Alors maintenant, réfléchissez un peu. Si tous les Français sont les enfants de la Patrie, s'ils ont tous la même mère, ça veut dire qu'ils sont tous...
Deux ou trois voix, les mêmes que tout à l'heure. -... frères.
Moi. -... et soeurs.
Ibtissem, en souriant. -Eh msieu, ça veut dire que vous êtes mon frère ?
Moi, en souriant aussi, car j'aime bien cette élève. -Oui, Ibtissem. Et tu es ma petite soeur.
Smaïn, hilare. -Eh msieu, et moi jsuis vot' frère aussi.
Moi, avec nettement plus de réticence. -Eeeh oui, Smaïn.
Smaïn. -Eh mais alors, jpeux vous appeler "mon frère" ?
Moi. -Je préférerais que tu t'en tiennes à "Monsieur".
Smaïn. -Eh mais jvoulais vous demander un truc aussi. En France, on est tous frères et soeurs, c'est ça que vous avez dit.
Moi. -Oui.
Smaïn. -Eh mais alors, si je me marie avec une Française, c'est de l'inceste.
Moi, soulagé que la classe, où pratiquement personne ne connaît le sens du mot "inceste", ne réagisse pas. -Tu pourrais garder tes fines plaisanteries, s'il te plaît ? Bien. Alors maintenant, il faut voir quelles sont les conséquences de cette "fraternité". Smaïn, tiens, puisque tu as des choses à dire. Tu aimes ta famille, n'est-ce pas ?
Smaïn, ne voyant pas où je veux en venir. -Bah ouais.
Moi. -S'il arrive quelque chose à ton petit frère Marwan, tu le défends, n'est-ce pas ?
Smaïn. -Ah non, il est trop con, Marwan (rires).
Moi, qui commence à m'énerver. -Bon, mais si tu étais une personne normalement constituée, tu le défendrais. Et moi qui suis ton grand frère, puisque nous sommes français tous les deux, je peux te dire que je vais m'occuper de toi, mais quelque chose de bien, mon gaillard ! T'as compris ? 
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23 novembre 2007 5 23 /11 /novembre /2007 20:21
Je n'ai jamais aimé l'éducation civique. C'est la seule matière du programme où on demande à l'enseignant de transmettre, en plus des connaissances qui leur servent de supports, des valeurs. Et encore le fait-on de façon hypocrite et détournée. A l'époque de Jules Ferry, c'était clair : il s'agissait de donner aux écoliers un ensemble de repères moraux uniformes, et les professeurs avaient toute légitimité pour assumer ce magistère. Mais il n'y a plus grand monde aujourd'hui pour affirmer carrément qu'il revient à l'école de façonner la personnalité morale des enfants. Ce serait du reste assez contradictoire avec une autre grande injonction qui nous est faite, celle de développer le libre-arbitre et l'esprit critique des jeunes.
C'est pourquoi on essaie aujourd'hui de faire des normes morales un implicite des connaissances transmises -à charge pour l'enseignant de bien faire sentir à son jeune auditoire le caractère irrécusable de cet implicite. Je ne dois pas seulement leur enseigner que de grandes inégalités existent dans le monde social, mais que ces inégalités sont révoltantes et qu'il faut lutter contre. Je ne peux me contenter de leur expliquer que l'abstention augmente continuellement aux élections politiques : j'ajouterai à coup sûr qu'elle constitue un mauvais usage de la liberté de conscience. Dans ma leçon sur l'école, je devrai bien veiller à faire ressortir comment la marche triomphale du progrès universel a porté la durée de la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans, avec toujours plus de connaissances et de diplômes répandus comme une providence.
Certains concepteurs de manuels scolaires vont sans vergogne jusqu'au bout de cette logique, en laissant transparaître dans le texte de leurs leçons et dans le choix de leurs documents, en plus d'un corpus banal de valeurs "républicaines", les convictions qui sont les leurs, et que l'on peut clairement classer à gauche. J'en veux pour preuve ces trois exemples, tirés des premières pages du (vieux) manuel de quatrième en usage dans mon collège (Demains, citoyens, sous la direction de Anne-Marie Tourillon et Arlette Heymann-Doat, Nathan, 2002).

L'année commence par une leçon sur les libertés fondamentales et sur les droits qui en découlent. On verse quelques larmes sur le sort des esclaves d'hier et d'aujourd'hui, on glorifie l'oeuvre de la Révolution française, on blâme la Chine et la Birmanie. Et l'on insiste aussi sur les conditions d'exercice des libertés dans la France des années 2000. En voici une illustration :

Libert---de-r--union.JPGPersonnellement, j'ai toujours cru que la liberté de réunion concernait les manifestations de rue, les meetings, les spectacles sportifs et culturels, et l'assemblée générale de l'amicale bouliste de Friville-Escarbotin (Somme). En aucun cas je ne m'étais imaginé qu'elle pouvait couvrir l'occupation collective de locaux publics, qui me paraît au contraire ressortir de l'illégalité pure et simple.
Je me demande combien, parmi les étudiants qui ont récemment bloqué leurs facs, ont appris l'éducation civique dans ce manuel. Il y aurait là une intéressante étude d'histoire des idées.

Un peu plus tard, les élèves sont invités à prendre conscience de ce que les libertés acquises doivent être défendues, et que, sans doute, de nouveaux droits doivent être conquis. Exemple :

Vote-des---trangers-1.JPGFort bien, pense l'enseignant : ouvrons le débat ! Il y a toutes les chances qu'il intéresse des élèves dont les parents sont très souvent étrangers. Et par ailleurs, la formation de l'esprit critique, la confrontation des idées, sont le plus honorable objectif de la matière.
Mais voici les pièces sur lesquelles nous sommes invités à nous appuyer dans le "débat" :

Vote-des---trangers-2-copie-1.JPG
Et l'on comprend que le mot "débat" ne doit pas être entendu, ici, au sens "échange d'arguments contradictoires", mais comme "justification d'un point de vue préalablement défini comme légitime". L'exercice ne manque d'ailleurs pas d'intérêt, du point de vue rhétorique, mais il a le petit inconvénient de s'apparenter à du bourrage de crâne.
Que puis-je faire, moi, le professeur ? Que je laisse les arguments présentés dans le manuel produire leur effet sur l'intelligence des élèves, ou que je leur révèle qu'il existe aussi des raisons honorables qui plaident contre le vote des étrangers, je me comporterai forcément en partisan -un rôle que je n'aime pas.

L'étude des libertés individuelles est logiquement suivie par celle des droits sociaux. Et voici la page qui ouvre ce chapitre :

Manif-2-copie-1.JPG
Suis-je paranoïaque si je pense que cette illustration est un peu tendancieuse ?

Mais la manoeuvre bien-intentionnée des éducateurs en chef reste fort heureusement sans effet ; car les adolescents qui peuplent nos classes, si pauvres que soient par ailleurs leur langage et leurs repères culturels, savent raisonner. Mieux, ils savent retourner le raisonnement que l'on cherche à leur imposer en subvertissant les concepts qu'ils ont appris. Que l'on y voie un effet de la répétition ad nauseam du credo libéral dans les médias aux ordres, l'intériorisation d'une loi de la jungle qu'ils n'ont que trop connue, ou plus simplement un reflet de leur esprit de contradiction, les élèves ne s'en laissent pas compter, et opposent aux gentillesses socialistes de leurs manuels une logique essentiellement libérale (avec une touche de nationalisme). C'est surprenant, parce que leurs familles, pauvres, ont bien souvent été de grandes bénéficiaires de l'effort national de redistribution des richesses. Mais c'est ainsi.

*     *     *     *     *

"Moi. -Bernadette, lis-nous le texte 3, s'il te plaît.
Bernadette (en ânonnant). -Préambule de la Constitution de 1946. Article 11. La Nation garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs.
Moi. -Bon, voyons si vous avez compris ce texte. Qui bénéficie d'une protection particulière ?
Bogdan. -Ben "l'enfant, la mère et les vieux travailleurs", non ?
Moi. -Oui, bien Bogdan. Et pourquoi est-ce qu'il faut les protéger ? Parce qu'ils sont plus...
Stéphanie. -... fragiles ?
Moi. -Bravo, Stéphanie, c'est exactement ça. Ils sont plus fragiles, donc il faut mieux les protéger.
Ilias. -Eh mais monsieur, c'est de la discrimination, ça.
Moi. -Que veux-tu dire ?
Ilias. -Ben oui, au début du cours vous nous dites on est tous égaux, ya pas de différences entre les blancs et les noirs, entre les femmes et les hommes, et je sais pas quoi, et puis maintenant vous nous dites que truc et machin y zont droit d'être plus protégés que les autres pasqu'y sont trop fragiles. Ca va pas, ça ! Alors moi je dis, c'est une discrimination."

*     *     *     *     *

"Moi. -Voilà. Et c'est pour ça qu'on dit qu'en France, l'impôt est progressif : plus vous êtes riche, plus vous payez.
Pierre. -Et les plus riches, ils paient combien ? Style, Pauleta ?
Moi. -Ah eh bien les plus riches, et notamment les footballeurs professionnels, puisque ça t'intéresse, les plus riches peuvent être imposés jusqu'à 50 %.
Pierre. -Ah.
Moi. -Je veux dire qu'ils versent à l'Etat la moitié de ce qu'ils gagnent. S'ils gagnent deux millions, ils doivent en donner un.
Pierre (qui a compris). -Ouaaah !
Une voix. -Tu m'étonnes qu'ils vont tous en Angleterre !
Plusieurs élèves. -C'est pas juste.
Moi. -Oui, mais il faut que vous vous rendiez compte qu'on ne peut pas demander la même chose à tout le monde. Si vous demandez à un pauvre de payer 30 euros d'impôt, vous allez sans doute lui créer de graves ennuis. Si vous demandez à une personne très riche de payer un million d'euros, ça ne l'empêchera pas de mener une vie agréable et de se payer tout ce qu'elle veut.
Les mêmes élèves. -Ouais mais quand même, c'est injuste. Ca devrait être pareil pour tout le monde."

*     *     *     *     *

"Moi. -Oui, bien sûr, ça ne fait rigoler personne, de devoir payer des impôts. Mais vous devez essayer de comprendre que ça n'est pas du vol. L'argent des impôts, il va dans une sorte de très grande caisse, qui s'appelle le Trésor public. Et avec cet argent, l'Etat peut financer plein de choses qui rendent la vie meilleure. Et ce sont des choses dont vous profitez, d'ailleurs.
Cindy-Lou. -Style ?
Moi. -Eh bien avec l'argent des impôts, on construit des hôpitaux et des écoles, et on paie les gens qui travaillent dedans. On paie aussi les juges, les travailleurs sociaux, les pompiers. On fait des HLM, et je crois qu'il y en beaucoup, parmi vous, dont les familles sont logées en HLM. (Murmure approbatif.) On paie aussi les policiers.
Un cri quasi-unanime. -Alors là, c'est pas la peine, hein.
Moi, sans conviction excessive. -Vous avez vos raisons de ne pas aimer la police, mais si elle n'existait pas, vous n'oseriez sans doute pas vous balader dans la rue avec vos portables et vos MP3.
Cindy-Lou. -Eh mais moi je me les suis fait carotte déjà deux fois, et alors elle était où la police ?
Moi. -De toute façon, je n'essaie pas de vous dire que les impôts, c'est trop bien, hein. Quand vous voterez -et c'est dans quatre ans seulement-, quand vous voterez, vous devrez faire un choix. Soit vous acceptez de payer beaucoup d'impôts, mais en échange vous aurez le droit de vous montrer très exigeant vis-à-vis de l'Etat : une bonne éducation pour vos enfants, vous faire soigner vite et bien quand vous êtes malade, etc ; et le tout, gratuitement ou presque. Soit vous voulez payer le moins d'impôts possible. C'est votre droit, mais alors vous devrez payer pour tout.
Ilias. -Ben dtoute façon si on paie pas d'impôts on aura plus de sous pour nous.
Stéphanie. -Et puis moi jsuis jamais malade, alors pourquoi je paierai pour les hôpitaux ?"
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